Ca vous gratouille…?

4 juillet, 2008

Il y a deux choses que je hais plus que les classes d’antibiotiques :
les classes d’anti-hypertenseurs, et la chose que je hais encore plus que les classes d’anti-hypertenseurs : la dermato.
J’exècre la dermato.
Je la vomis.
Elle me donne des boutons. (mouarf mouarf)

Je suis infoutue de faire la différence entre un psoriasis et un eczéma.
J’ai deux copains, en dermato : l’urticaire et la varicelle.
Si vous avez n’importe quoi d’autre et que vous venez me voir avec vos plaques et vos boutons, sachez bien que je vous hais.

Je me suis faite à l’idée, les dermatos de mon secteur me haïront aussi. Je vais te leur remplir leurs salles d’attente qu’ils n’auront jamais vu ça.
 » Cher confrère,
Merci de recevoir en consultation Mme B, 43 ans, qui présente depuis deux semaines une éruption cutanée moche et rouge. Le tableau est probablement d’une extrême banalité, mais comme vous le constaterez très rapidement, je suis nulle en dermato.
Merci d’avance de ce que vous ferez pour elle.
Cordialement, Dr Rrr
 »

Ne croyez pas que je n’ai pas essayé de l’apprivoiser. Chaque jour, j’essaie de m’asseoir un peu plus près.
Aujourd’hui encore, si l’idée saugrenue vous venait de fouiller dans mon sac à main, vous trouveriez, entre deux paquets de chewing-gum, ma brosse à dents et quelques tonnes de détritus, un bouquin de dermato.
J’essaie plein.
Je m’arme de toute ma bonne volonté, et d’un peu de ma honte, et je ré-ré-attaque le chapitre de l’eczéma.

Et l’inévitable arrive, comme à chaque fois, comme à chaque damné chapitre.
Une fois que vous croyez avoir à peu près cerné la chose (Ok, donc ça fait tel genre de lésions, plutôt sur telles parties du corps, avec tels et tels symptômes), le dernier paragraphe viens vous apprendre que bon, c’est comme ça sauf les fois où c’est autrement, et que des fois, ça fait d’autres lésions, ailleurs, avec d’autres symptômes.
Et comme il y a au moins huit sous-types d’expression pour chaque maladie, il y a TOUJOURS au moins un sous-type qui fait tout pareil qu’un autre sous-type d’une AUTRE maladie.

Ca gratte pas, sauf les fois où ça gratte. Ca ne touche JAMAIS les plis de flexion sauf quand ça les touche. C’est vésiculeux, mais bon des fois y a des squames.
En définitive, tout est potentiellement érythémato-vésiculo-squameux.
Sauf ma copine la varicelle.

Tenez, pour vous prouver que je ne mens pas.
Les non-médecins peuvent aussi lire, je vous passe les détails-à-la-con. Imaginez vous seulement que pour chaque (blablabla), je vous épargne de longues descriptions que j’ai lues en fronçant les sourcils et en m’appliquant pour bien tout retenir. Et ne vous laissez pas rebuter par les mots-qui-font-peur, essayez de vous mettre à ma place, ils me font peur à moi aussi.

Page 17 : « L’eczéma est une dermatose érythémato-vésiculeuse (ok, érythème et vésicules). Il évolue typiquement en 4 phases : érythémateuse (normaaaal), vésiculeuse (oooook), suintante (ah ?) et squameuse (bah voilà les squames !) ((blablabla)). 
Ces diverses phases sont souvent intriquées (blablabla).
Une ou plusieurs phases peuvent manquer. »

Page 18 : La dermite irritative aigüe présente les caractéristiques suivantes (blablabla) qui l’opposent à l’eczéma allergique. Cependant l’aspect des deux dermatoses peut être identique. »

Page 22 : La dermite irritative chronique (blablabla). Sur ce fond de lésions chroniques surviennent secondairement des réactions inflammatoires simulant l’eczéma de contact. En fait, l’intrication est fréquente.  (…) Cependant le diagnostic de dermite irritative chronique ou d’eczéma kératosique est souvent porté à tort devant une main psoriasique dont l’aspect peut être identique »

Page 28 : Le diagnostic de dermatite atopique est le plus souvent évident (cool !). Cliniquement, il est encore facilité par (blablabla), cependant, ces éléments peuvent manquer.
(blablabla).
Le diagnostic ne doit pas être porté devant des dartres, un eczéma nummulaire, une dysidrose, un urticaire.
Les lichénifications surviennent souvent mais pas obligatoirement.

Page 32 : La dermite séborrhéique peuvent diffuser au tronc, pouvant alors simuler un pityriasis rosé de Gibert.

Page 44 : le psoriasis du visage : il est souvent très difficile à différencier d’une dermite séborrhéique.

Voilà.
Et je ne vous ai donné que quelques exemples des 44 premières pages, et je vous épargne les 218 restantes.
Et moi, effectivement, la différence entre la photo page 59 d’une main d’eczéma et la photo page 103 d’un main de psoriasis, je la fais pas.
Au jeu des 7 erreurs, j’en trouve deux : page 103 y en a plusse tout partout et page 59 y a du vernis à ongles. Dorénavant, toutes mes patientes auront de l’eczéma et tous mes patients du psoriasis.

Et de toute façon, que quelqu’un m’explique à quoi ça me servira de faire la différence.
Quelque soit le diagnostic, ça se finira avec des corticoïdes locaux.
Alors bon à quoi bon ?

I see dead people…

30 juin, 2008

Allez hop, celui-là pour me faire mousser un peu.
Parce que des fois, le sixième sens, ça marche et ça s’explique sans doute, mais là tout de suite pas comme ça pouf pouf.

Jeune turc de 28 ans, en France depuis toujours.
Vient me voir pour un genre de bilan pré-nuptial, même si ça existe plus tel quel.
Il va se marier dans quelques mois, et ils vont faire un bébé, et il voudrait vérifier que « les groupes sanguins sont bien compatibles ».

On cause un peu rhésus, tout ça, je lui explique que si la maman est rhésus positif, ça ne sert pas à grand chose de savoir son groupe à lui, je lui dis que ce serait pas mal de lui faire un bilan pré-bébé à elle aussi, j’enchaîne sur les sérologies, VIH, toussa.
A l’évocation du VIH, il rougit fortement, non non, c’est pas ça le problème, il voudrait savoir son groupe sanguin, pour savoir s’ils sont compatibles.

Il insiste il insiste, je lui dis que s’il tient vraiment à savoir son groupe, et qu’il ne l’a jamais fait, on peut effectivement lui faire faire une carte de groupe sanguin (pour ce que ça sert…), je ré-enchaîne sur les sérologies…
Rougissement à nouveau, on discute, on explique, et il finit par accepter avec un large sourire et un franc retournement d’opinion quand je lui dis que c’est bien aussi pour le bébé, de savoir…

Bref, c’est parti pour les sérologies, c’est parti pour le rendez-vous avec Madame, et ok, soit, c’est parti pour le groupe sanguin.
« Oui parce que vous comprenez, le groupe du sang, je voudrais savoir, pour le bébé… »

Ok. Il a dit huit fois le mot « groupe », six fois le mot « sang », et six fois le mot « compatible ».
Ca, c’est ce que je me dis après coup pour justifier ma question.
Sur le coup, je n’ai pas compris pourquoi ma bouche s’ouvrait pour articuler :

– Vous avez un lien de parenté avec votre future épouse ?

Bingo, cousins germains.
Super fière de moi.

Quelques indices…

30 juin, 2008

Elle vient pour un truc. Autre. Et puis quand même, elle signale qu’elle croit bien qu’elle est peut-être enceinte.
Voilà qui change la donne pour la gestion de l’autre truc.

– Ah ? Et qu’est ce qui vous fait penser ça ?
– Bin, j’ai arrêté ma pilule il y a 6 semaines, et j’ai pas eu mes règles il y a deux semaines.

(Mmm. Ok, t’as aussi le droit d’avoir des cycles par ARCHI réguliers juste après avoir arrêté ta pilule. Et puis certes, c’est possible, mais tu serais quand même dans le top ten des femmes les plus fertiles du monde)

– Mmm, oui, c’est possible d’avoir des cycles un peu irréguliers après l’arrêt de la pilule ; il y a d’autres signes ?

– Bin heuu…. J’ai des fois un peu le ventre qui tiraille…

– Oui…

– Et pis l’autre matin j’ai eu un genre de pesanteur dans les seins…

– Mmm-hmmm

Silence

Cliquetis de clavier

– Ah, et puis j’ai fait un test de grossesse la semaine dernière qui était positif aussi. 

– …
– …
– Ah. Bon. Ok. Oui, c’est un signe, ça, un peu, quand même….

C’est rigolo comme tout, j’ai l’impression d’aller bien.

2/3 temps chez deux généralistes, 1/3 temps en soins palliatifs, et je vais bien.
Bon, bien sûr, j’ai un peu de mal à décrocher le soir, et, une fois rentrée chez moi, il me faut un petit bout de temps pour atterrir, mais rien que de très normal.
Non, vraiment, je vais bien.
Demandez-moi si c’est pas trop dur, les soins palliatifs, que je vous ris au nez. Ahah, non, ça va.
C’est bien, c’est passionnant, c’est beau, c’est la vie.
Je vous tiens sans broncher vingt minutes de discours philosophico-ésotérique pour vous expliquer que la mort, c’est la vie, et que ça peut être drôlement beau, et que l’accompagnement des gens est têêêêêêllement gratifiant avec tout ça d’accents circonflexes.
Non, vraiment, je gère.
En toute bonne foi.

Et puis au détour d’un mariage, d’un verre en trop et d’une contrariété, je me divise.
Meet Mister Hyde.

Je sors brutalement de mon corps, et je me vois éclater en sanglots absurdes, intarissables, comme ça, pour rien. Façon manga, avec les larmes qui partent vers le haut sans souci des lois pourtant bien établies de la pesanteur.
Stupeur.
Stupeur personnelle, j’entends.
Mais qu’est ce qui m’arrive ?? Tout va bien !

Et toujours flottante, toujours ailleurs, je m’entends parler et je me découvre.

« Alors elle m’a appelée, pour me dire, comme il peut plus parler avec son cancer, il lui écrit « Je veux mourir » sur des petits bouts de papier, alors elle sait plus quoi faire, alors elle m’a appelée. »
Et, tout autant que mon interlocuteur, tout autant que mon proche qui n’avait pas vu ça venir, je m’entends avec consternation.
Ah tiens, merde ?! (Me dis-je…) Mais qu’est ce qu’il vient faire là Monsieur Bidoche ? Je me dis ça, moi ? Ca m’a marquée à ce point ? Pourquoi ça m’a marquée comme ça alors que je ne m’en suis même pas rendu compte ??

Et du coup, je m’écoute.
La partie qui flotte jette un oeil analytique sur la partie qui pleure, et se dit que je ne vais probablement pas si bien que ça.

Avec deux verres en trop, c’est pire.
Je me tri-vise.
Meet la mère juive.
« Je suis fatiguééééééééééééée. Si tu savais comme je suis fatiguééééééééée…. »

La deuxième partie (celle qui flotte, pour ceux qui suivent), jouit de la délectation à le dire.
C’est tellement bon, ça fait tellement de bien.
A chaque « Je suis fatiguééééééée » qui sort, c’est un peu de légèreté qui revient.
Je le savoure, je le dis, je le redis, sur tous les tons, sous toutes les formes.
A chaque fois, ça va un peu mieux ; à chaque fois, je me sens un peu moins fatiguée.

La troisième partie flotte un peu plus haut encore, et s’en étonne.
Ah tiens merde, c’est rigolo, comme ça me fait du bien de dire que je suis fatiguée… Ptêt je devrais le dire plus souvent, si ça me fait du bien comme ça…

 

Et aujourd’hui encore, si vous me posez la question, je vais bien.
En toute bonne foi.

Si j'aurais su…

4 juin, 2008

Aujourd’hui, j’ai envoyé une femme aux urgences qui ne méritait probablement pas d’y aller.

Pardon à elle, qui va poireauter 6h dans une salle d’attente glauque pour s’entendre dire que ce n’est rien. Ca s’trouve, elle y est encore.
Pardon à mes collègues urgentistes, que j’entends d’ici soupirer devant ma lettre.

Je l’ai fait aussi. Lire une lettre, soupirer, ricaner, faire tourner.
« Non mais regarde un peu, franchement, y a des généralistes, jte jure…. »

Il m’a manqué cinq minutes.
Cinq minutes après qu’elle soit partie, la tête au calme, les connaissances et les souvenirs qui reviennent, j’ai su ce que j’aurais dû faire, j’ai su ce que j’aurais dû dire.
Sur le coup, j’ai hésité, j’ai réfléchi, mais elle était là, devant moi, à attendre mon verdict, à regarder mes sourcils qui se fronçaient, et c’est une chouille difficile de dire en pleine consultation « Attendez, taisez-vous, je me concentre, je réfléchis pour savoir s’il faut vous envoyer aux urgences ou non ».
Je serais sortie de la salle cinq minutes, je me serais posée, j’aurais su.

Ces cinq minutes-là, on les a à l’hôpital. On s’excuse, on part, on reviendra, on va ouvrir un bouquin ou internet, ou on va juste se mettre la tête au calme.
Dans le cabinet, face au patient, on ne les a pas.
On sait ou on ne sait pas.
Quand on sait qu’on ne sait pas assez, on imagine le pire.
Bon, ça a vraiment pas l’air, j’y crois pas, mais si c’était une arthrite septique ?

Le premier qui dit « Je suis sceptique (mouahaha)«  s’en prend une.
Moi aussi, j’étais sceptique.
Mais il m’a manqué cinq minutes.

Le lundi, je travaille sur rendez-vous dans le cabinet du Dr Carotte.
Mais entre celui qui se pointe toujours avec 35 min d’avance, celui qui est en retard, celui qui vient pour prendre rendez-vous, celui qui vient parce qu’il ne sait pas, et le bon, le prochain, qui a vraiment rendez-vous à la bonne heure, il y a toujours deux ou trois personnes dans la salle d’attente.
Je fais un tour de salle, pour savoir qui est là pour quoi.

Elle, elle n’a pas rendez-vous.

–  Vous avez rendez-vous, Madame ?
– Non, mais ma fille qui travaille au garage m’a dit de venir. C’est pour ma bouche, dit-elle en pointant un index potelé sur son menton, c’est juste pour un antibiotique.

C’est « juste pour un antibiotique ».
J’adore.
L’autre jour, un gars m’a fait le même coup, c’était « juste pour un arrêt de travail ».
Je ne sais pas pourquoi on se casse le cul à voir les gens. On mettrait un distributeur dans la salle d’attente que tout le monde serait content.
Twix, 1 euro. Coca, 1 euro 50. Arrêt de travail, 22 euros. Paquet de chips, 80 centimes. Ordonnance, 22 euros.

– Ah, je suis désolée, mais je ne prends que sur rendez-vous aujourd’hui, et je n’ai plus du tout de place cet après-midi.

– Non mais je sais, hein, ils me l’ont dit quand j’ai téléphoné au secrétariat ! (Ok. Donc, tu sais qu’il n’y a pas de place, et tu viens quand même planter tes fesses dans un fauteuil de ma salle d’attente, façon couteau sous la gorge, en parfaite connaissance de cause). Mais je vous dis que c’est juste pour un antibiotique !

– Vous savez, tout le monde vient « juste » pour quelque chose. Je suis vraiment désolée que vous vous soyez déplacée pour rien, mais je ne peux pas vous prendre entre deux rendez-vous. Si je vous prends, je décale tous mes rendez-vous, et je fais attendre tous les gens qui ont pris rendez-vous justement pour ne pas attendre.

– Mais enfin écoutez, puisque je vous dis qu’il y en a pour cinq minutes ! Ma fille travaille au garage ! (Ca doit être un code, « Ma fille travaille au garage ». Je ne sais pas ce que le Dr Carotte a comme dette d’honneur envers le garage, mais ça a l’air drôlement important)

– Ecoutez, vous pouvez venir demain en consultation libre, vous pouvez prendre rendez-vous un autre jour, et si vous pensez que ça ne peut pas attendre, vous pouvez aller voir un autre médecin, mais je ne vais pas pouvoir vous recevoir aujourd’hui.

– Un autre médecin ! Mais c’est le Dr Carotte mon médecin traitant, je ne vais pas aller en voir un autre !
– Alors passez le voir demain si vous voulez. Aujourd’hui, ce n’est pas possible.

Elle se lève, visiblement excédée. Je crois qu’elle n’a jamais vu un affront pareil. On n’est pas habitué à une telle insolence, quand on est la mère de la fille qui travaille au garage.

– Pfff. Y en avait pour cinq minutes. Depuis le temps qu’on en discute, ce serait déjà fini depuis longtemps.
– Je ne prescris pas un antibiotique en cinq minutes.

Elle n’a pas entendu la fin de ma phrase, la porte a claqué avant la fin.
Et, effectivement, maintenant, j’ai 10 minutes de retard.

Un train en marche

19 mai, 2008

C’est rigolo, de remplacer plusieurs médecins.
Et c’est dur, d’arrêter un train en marche.
Et puis, le plus souvent, avouez que c’est même pas la peine d’essayer.

Mine de rien, on ne fait pas ce qu’on veut, quand on remplace. Un vrai exercice de style.
On s’occupe des patients d’un autre. Provisoirement.
Si on est complètement d’accord avec la prise en charge, on s’inquiète de faire moins bien.
Si on n’est pas complètement d’accord avec la prise en charge, si on trouve que c’est un peu trop, ou un peu pas assez, ou un peu à côté de la plaque, ou du grand n’importe quoi, il faut peser soigneusement le rapport bénéfice/risque de l’ouvrage de gueule.

Est-ce que ça vaut VRAIMENT le coup de risquer de gâcher une alliance thérapeutique qui se passe bien pour éviter une prescription de magnésium ?
Est-ce que ça va servir à quelque chose d’essayer de lancer un sevrage de benzos, alors qu’on ne sera plus derrière pour assurer la suite, alors qu’on sait très bien que la prescription sera reconduite à la prochaine occasion ?
Est-ce qu’on est à ce point persuadée d’être plus maligne que l’autre, juste parce qu’on n’aurait pas fait pareil ?

Alors on calque. On soigne « comme ».
On joue au docteur.

Le lundi matin, on sait qu’on va prescrire beaucoup de Doliprane, beaucoup de patience et pas mal de citron chaud.
Le jeudi après-midi, on sait qu’on va prescrire de la carbocystéine, reconduire des oligo-éléments et des arrêts de travail, distribuer des gougouttes pour le nez et du locabiotal.

Le lundi matin, on sait qu’on va passer plein de temps à parler et à se taire.
Le jeudi après-midi, on sait qu’on va passer plein de temps à écrire.

Et en définitive, c’est assez passionnant.

Ca permet d’apprendre un peu tous ces médicaments qu’on ne connaît pas parce qu’on ne les prescrit jamais, mais auxquels on sera forcément confrontés un jour ou l’autre, parce que des patients nous en parleront. Ne serait-ce que pour être capable d’argumenter tout le mal qu’on en pense au lieu de se contenter d’un haussement d’épaule peu convaincu, et peu convaincant.

Ca permet de réfléchir deux fois plus. D’aiguiser son sens critique, de comparer ce qu’on fait tout le temps, ce qu’on ne fera jamais et ce que, bon, faut voir. Ca permet de se poser des questions. Ca permet d’énerver assez pour donner l’énergie de chercher des preuves.

Ca permet de réfléchir deux fois moins. Et de se reposer un peu. Les prescriptions faciles peuvent être très reposantes, pour peu qu’on réussisse à ne pas dépenser trop d’énergie à fulminer contre.
Renouveler du Stilnox, ça prend 3 minutes et 2 neurones, et le patient repart tout content.
Discuter de la physiologie du sommeil, convaincre, écouter, rassurer, débattre, argumenter, ré-expliquer, essayer de comprendre et de s’adapter, ça prend 35 minutes-que-à-la-fin-on-a-pas-même-pas-fini et pas loin de deux hémisphères, et le patient repart une fois sur trois en tirant la gueule.
Alors, quand on peut se permettre de flemmarder un peu, parce qu’on a décidé de ne pas lutter contre le train en marche, quand on peut se permettre de facturer 220 euros horaire du neurone, en se déculpabilisant parce qu’après tout, ce n’est que la merde de l’autre, alors, disais-je donc bien plus haut, ça repose un peu. Il y a une certaine jouissance à se laisser aller au recopiage d’ordonnance.

Ca permet de se rassurer. Quand on croit qu’on ne sait rien faire, quand on croit qu’on ne pourra jamais être à la hauteur, on se rend compte que ça, on sait le faire, et que visiblement ça ne vous traîne pas forcément en prison et ça ne vous empêche pas d’avoir une patientèle. On se dit qu’au pire, on réussira toujours à faire ça.

Ca permet de relativiser. Ca permet de se découvrir dédaigneuse et méprisante, ça permet de se souvenir qu’on est en train de juger du haut de nos deux ans d’exercice et de nos deux couettes le travail d’un type qui a 30 ans d’expérience, et une prescription qui a peut-être été réfléchie et pesée dans un contexte qu’on n’a pas pris le temps de connaître, d’un patient qu’on n’a pas pris le temps d’apprivoiser.

Ca permet de se donner l’envie et le courage d’avancer. Ca permet d’avoir envie de trouver l’énergie de monter SON cabinet, avec SES patients. D’exercer comme on pense devoir le faire, sans avoir peur de faire perdre à un autre un patient qui n’est pas à nous. De se façonner une patientèle qui nous ressemble, à qui on plaira parce qu’on donne du doliprane et du citron chaud, et qu’on verra partir sans regret pour un autre qui lui convient mieux si on ne lui convient pas.
Ca permet d’avoir envie de faire sa merde à soi, qui sent toujours un peu meilleur que celle des autres.

Lézard

6 mai, 2008

Au début, on croit que la vie est simple. Binaire. Manichéenne.
Il y a les malades et les feignasses.

Dans le monde des feignasses, la vie est belle.
On fait passer un kyste synovial du poignet en accident de travail (J’vous jure Msieur l’Juge, j’étais au travail, tranquillement, à travailler, et pouf ! Rendez-vous compte !), on fait prolonger l’arrêt une première puis une deuxième fois, puis encore un peu par gourmandise, puis encore un peu pour la route, puis encore un peu mais c’est la dernière, et à la fin, on n’a pas travaillé pendant deux ans. Sept cent trente jours.
Pas parce qu’on a besoin de son poignet au quotidien, hein ! Non, on est agent de surveillance. Mais mettons qu’un jour on soit dans l’obligation de castagner un peu quelqu’un, on ferait mal son travail et on ne veut pas imposer une telle incompétence à la société…

Dans le monde des malades, la vie est une chienne.
Elle bosse tout ce qu’elle peut, parce qu’elle doit, parce qu’il faut bien, parce qu’elle n’a pas le choix. Elle enchaîne les boulots ingrats. En France depuis peu, elle n’a pas beaucoup de formation, beaucoup de courage et la certitude qu’un boulot, c’est précieux.
Oui, « Elle arrivait de Somalie, Lily », vous y êtes.
Il lui a fait des gentilles remarques au début (Bienvenue !!), puis il lui a effleuré les fesses, puis il l’a choppée dans un couloir vide. Et là, elle ne se sent pas d’y retourner. (Tu m’étonnes…)

Et en fait, il y a tout un monde, entre le monde des feignasses et le monde des malades.

Celui qui chiale parce que vous comprenez Docteur, il est étouffé par le quotidien et il aurait voulu faire autre chose, et le bilan de sa vie à son âge, hein, c’est pas ce qu’il aurait voulu, et lui il a besoin de s’épanouir, et pour s’épanouir, il a besoin de sortir et de voir des gens, et un travail comme ça ça l’aide pas à s’épanouir, et il en peut plus parce que c’est pas une vie tout ce quotidien, et là son arrêt de travail s’arrêtait ce matin mais il a pas eu la force d’y retourner parce que c’est pas tenable, voyez, rendez-vous compte…

Ah ?
Ah.
Ok alors moi on dirait que pour m’épanouir, j’aurais besoin que tu te taises pour commencer, pis j’aurais besoin de bosser deux jours par semaine en gagnant plein de sous à soigner des gens en bonne santé et de bonne humeur, pis j’aurais besoin de passer tout le reste du temps à jouer à Wow en fumant des clopes.
Comme quoi, hein…

Y a celle qui n’en peut plus d’avoir des horaires pareils, rendez-vous compte, 9h-18h TOUS LES JOURS, avec une heure seulement le midi, et même que l’autre jour ils l’ont fait travailler UN DIMANCHE, c’est pas possible des conditions pareilles,  on finit par craquer, forcément, rendez-vous compte.

Y a celle qui travaillait à la caisse et que sans crier gare ils l’ont mise au service des cartes, mais elle y connaît rien au service des cartes, elle a pas été formée, et elle était bien à la caisse, depuis 32 ans qu’elle y travaille, pensez, mais ils font ça à toutes les anciennes, pour les faire craquer et pour qu’elles partent avant la retraite, parce que forcément, elles leur reviennent plus cher que des jeunes, 32 ans rendez-vous compte, si c’est pas du harcèlement moral, pourquoi ils l’auraient changée comme ça de poste si c’était pas pour la forcer à partir, parce qu’au service des cartes c’est pas pareil et c’est exprès pour la faire craquer, pensez…

Je ne pense pas, moi. Je ne sais pas, je ne me rends pas compte de l’enfer du service des cartes.
Y a pas marqué prud’hommes.

Alors bien sûr, je suis censée convertir tout ça en médical. Chercher et trouver (ou pas) des signes tangibles d’à quel point c’est plus supportable. Des signes de surmenage, des signes d’anxiété généralisée, des signes de dépression.
Mais entre ceux qui en rajoutent des tonnes, ceux qui vous racontent une situation qui vous paraît terrible en serrant les dents et en disant que ça va, ceux qui vous racontent une histoire qui vous paraît trois fois rien en pleurant tout ce qu’ils peuvent, ceux qui mentent, ceux qui connaissent le système administratif mieux que vous, ceux qui dramatisent, ceux qui minimisent…
Allez faire la distinction entre le malade et la feignasse…
Peut-être que cette femme, ça la rend VRAIMENT malade, cette situation qui me paraît triviale ?

Elle est où, mon objectivité à moi, entre mon « sens clinique » et mon « intime conviction » ?
Quelle légitimité j’ai, moi, moi-être-humain avec mes propres limites, ma propre histoire, mes propres forces et mes propres failles, à décider de ce qui est ou pas une situation de travail intolérable ?
Parce qu’à force, c’est intenable à la fin toute cette pression permanente, voyez, c’est pas une vie à la fin, y a un moment où on craque rendez-vous compte…

« Stage chez le prat ».
Je suis encore interne, et je passe 6 mois dans le cabinet d’un médecin généraliste. J’assiste à ses consultations (facile), j’assure les consultations (ça va), il assiste à mes consultations (ça, c’est dur…).

Une mademoiselle N. vient nous voir. C’est une consultation à laquelle j’assiste. Dans le fauteuil de droite. Celui où j’ai appris à bailler en n’écartant que les narines d’un air concentré.
Je fais ça très bien.

Elle n’était pas venue depuis 2 ou 3 mois, elle a pris rendez-vous la veille. Lourde dépression dans les antécédents récents, elle est encore sous traitement. Elle s’asseoit.
« Alors, comment allez-vous ? »
Elle nous raconte. Ca va plutôt bien.
Elle raconte son job, elle raconte sa vie amoureuse, elle raconte ses enfants. Tout va plutôt mieux. Mon prat se réjouit de la voir sourire pour la première fois depuis 2 ans. Elle fait une blague, même, à un moment. Dont elle rit elle-même.
Physiquement, ça va plutôt bien aussi. On fait le tour des effets indésirables du traitement, rien à l’horizon. Elle raconte des choses anodines pendant toute la consultation. Elle donne des nouvelles de sa mère, elle demande des nouvelles du chien.
La fin de la consultation arrive, on se salue, elle signe un chèque, elle s’en va.

Elle est partie depuis 5 bonnes minutes quand je me demande « Heuuu… Et en fait, elle venait pour quoi ? »
On lui a même pas renouvelé son traitement, elle en avait encore pour deux mois.

Tu vois Marie, des fois, les gens viennent vraiment pour dire qu’ils vont bien.

J’ai passé quelques temps à assurer des consultations parallèles aux urgences.
Comprendre : vous venez aux urgences parce que ça fait trois semaines que vous toussez, ou parce que vous vous êtes cogné le petit orteil il y a 15 jours, ou parce que vous savez que c’est gratuit. (Ca ne l’est pas, hein, mais ça peut vite le devenir. Suffit de pas payer). Plutôt que de tripler le personnel d’accueil qui va s’épuiser à essayer de vous expliquer que vous n’avez rien à faire aux urgences, on colle un interne dans une petite salle à côté, on vous rebalance sur lui et tout le monde est content.

L’interne, parce que ça lui permet de faire ses premiers pas en presque-cabinet, seul face à face au patient.
L’hôpital, parce que ça fait autant de plaintes, de conflits et d’arrêt de travail pour surmenage en moins.
Vous, parce que vous l’avez, votre consultation sans-rendez-vous-sans-payer.

Ca a été extrêmement enrichissant.
Et extrêmement perturbant.

A la fin des six mois, j’allais de Oh mon dieu en Oh mon dieu.
Oh mon dieu, ça strouve, je suis raciste.
Oh mon dieu, ça strouve, je déteste mon métier.
Oh mon dieu, je suis trop mauvaise.

Prenons une minute pour nous replacer dans le contexte. Soins de proximité, immédiats, gratuits-pas-vraiment-mais-presque, pour tout ceux qui n’ont pas de médecin généraliste préféré sous le coude. Biais de sélection énorme. Pauvres, immigrés, sans couverture sociale, ne parlant pas français. Plein. Partout. Tout le temps.  Une salle d’attente pleine à craquer de déshérites.
Et bordel, il est déjà 11h30, et j’en ai encore 6 à voir avant midi.

J’ai fini par redouter la femme arabe de cinquante ans.
Je la voyais dans la salle d’attente que je la détestais déjà. Elle parle trois mots et demi de français. Des fois, pour me faire plaisir, elle ramène quelqu’un qui en parle quatre et qui fera office de traducteur. Elle est trop malade. Trop trop trop malade. Le chaud. Ca fait le chaud tout là tout là, jusque là dessus la tête.
Elle remonte la main au dessus de la moitié gauche de son corps. Le pied gauche le genou gauche la cuisse gauche la hanche gauche le sein gauche la tête et au dessus de la tête. Oui oui, elle a chaud au dessus de la tête. Cherchez pas. Et puis elle a les fourmis la nuit, ça gratte ça gratte ça gratte, elle peut pas dormir. Et puis c’est chaud chaud chaud, elle sue, elle trempe les draps. Et puis des fois elle a un trait sur le front, au milieu, et ça fait pffffff au milieu du front, comme ça, de gauche à droite, et elle est trop fatiguée. Et puis ses doigts sont bloqués bloqués, et elle veut la piqûre que sa cousine elle l’a eue une fois et qu’après elle était plus bloquée.
Elle n’arrive à répondre à aucune de mes questions. Elle me répète la même chose, toujours.
Elle est obèse, inexaminable. Elle met une bonne demi-heure à enlever ses 54 couches de vêtements. Elle m’appelle « ma fille » en souriant, merci merci ma fille.

Je viens donc de passer au bas mot 20 minutes pour réunir des informations incompréhensibles et inexploitables. La chauderie hémicorporelle gauche avec paresthésies et pffffiouterie du front, moi, je connais pas.
Quand j’essaie de décomposer, de rationaliser, de m’obliger à ne pas caser tout de suite tout ça dans la case « Elle me les brise », j’attrape des sueurs froides. Tumeur cérébrale, dysthyroïdie, AVC, tuberculose, gale, lymphome, ménopause, maladie systémique bizarre avec symptômes à la con… Tout s’embrouille. Ca peut n’être rien, ça peut être tout, et je ne comprends rien à ce qu’elle me raconte et j’ai encore 5 patients à voir avant il y a 20 minutes.

Plus je ne comprends rien et plus je lui en veux.
Plus je lui en veux et plus je deviens agressive.
Plus je deviens agressive, plus je deviens mauvaise.
Plus je deviens mauvaise, plus je m’en veux.
Plus je m’en veux, plus je lui en veux, et la boucle est bouclée.
Allez hop, tu vas me prendre 7 gouttes de Rivotril avant de dormir et s’il te plaît, quand ça ne marchera pas, reviens quand ce ne sera pas moi.
La honte.

Il doit y avoir un truc culturel. Auquel je ne suis pas habituée.
Les occidentaux, ils sont gentils et disciplinés. Ils ont le bon goût d’avoir des lombalgies, ou des colopathies. Des trucs dont j’ai entendu parler à la fac, et que je traite à grands coups faciles de médicaments probablement inadaptés mais recommandés noir sur blanc dans mes jolis cours.

Bon, c’est très faux, hein.
Il y a des tas de pfiouterie au milieu du front chez de bons français bien blancs, avec qui je suis tout autant mauvaise. Mais quand même, la chauderie hémicorporelle gauche, c’est très fréquent chez les femmes arabes obèses de cinquante ans. Et les lombalgies, c’est très fréquent chez les femmes françaises obèses de cinquante ans. Et je pense qu’il y a des tas de symptômes occidentaux qui sont du même ordre que la chauderie, sauf qu’on a appris à les mettre derrière des mots, des diagnostics et des traitements bien établis. Et que du coup, je suis probablement aussi mauvaise avec eux, sans même le savoir. Ce qui est peut-être encore pire.

Perturbant, vraiment.