Dans mon carnet à spirales…
24 mai, 2009
> Préambule à Thomas : je décline toute accusation de plagiat. Jte signale que c’était mon titre avant le tien. Sauf que bon, ok, tu l’as publié avant. Moi je dis, il y a des hasards qui n’en sont probablement pas…
> Préambule aux lecteurs non-médecins : je sais, c’est bourré d’abrévations obscures. C’est le principe du carnet à spirales. J’essaie de vous aider dans le premier commentaire.
Vendredi après-midi
1) M. Macrin. Toujours aussi mal, toujours sous morphine ET antidépresseurs ET Lyrica ET Rivotril. Va falloir songer à baisser tout ça.
On réussit enfin à parler un peu plus de son moral et un peu moins de son dos.
Etait chef d’entreprise en Roumanie, est agent de sécurité en invalidité en France… « Ne sert à rien », « Le monde se porterait mieux s’il n’était plus là ». Joue au backgammon. Je le sens bien s’investir dans des associations caritatives, l’idée semble lui plaire. Majoration des ATD. Me remercie cent fois avant de partir. M’a amené un lapin en chocolat.
2) M. Dumbo. Rhinite allergique. Xyzall Opticron Nasacort.
3) M. Poissard. A encore eu « une crise de goutte » poignet G + cheville Dte. Ca fait beaucoup d’articulations pour une seule goutte. Ne supporte plus la Colchicine (et tant mieux du coup) ; Zyloric baissé (insuffisance rénale et de toute façon indication à revoir). Grosse flemme de dépatouiller ça moi-même, CS rhumato.
Veut partir « en maison de repos aux sables d’olonnes comme la fois dernière ça lui avait fait tellement de bien ». Je botte en touche, se renseigner pour la prochaine fois.
Toujours déprimé, toujours CS sevrage benzo à prévoir.
A recroisé un amour de jeunesse, 85 ans aujourd’hui, ont essayé de faire l’amour sans succès, veut que j’arrange ça. Contre-indication formelle Viagra (78 ans, angor). Je botte en touche, prévoir baguette magique pour prochaine CS.
4) Mme Aubade. Vient en CS avec sa fille qui a oublié de faire son certif de reprise (acte gratuit).
Cervicalgies. 84 ans, rayonnante, très active, seul ttt = Esidrex qu’elle a arrêté de prendre car elle « n’est pas trop médicaments ».
Ttt antalgique a minima, je ne suis pas chaude pour lui coller des anti-inflammatoires, trop en forme pour risquer de tout gâcher. Revoir si persistance.
TA 190/110 contrôlée aux deux bras, reprendre Esidrex. Balance bénéfice risque détaillée avec la patiente, je pense l’avoir convaincue.
5) M. Farid. GEA probable mais douleurs assez localisées FID quand même. Ttt sympto et surveillance de près.
6-7) M. et Mme Brun, 72 et 68 ans.
Lui : pneumopathie meumeu, vu par pneumo en urg ce matin, mis sous Augmentin. Dyspnée ++ à la parole, crépitants sibilants bilat ++, EG égal à lui même : claironne et sourit, fait des blagues. PO 140 cm, 115 kg. TA 150/90. RO et critères de surveillance expliqués. Veut partir en Bretagne pour anniv de mariage en juin : ok j’espère. Ancien danseur passionné (rock et tango).
Elle : RO. Inquiète pour son mari. Insomnies (mais il ronfle beaucoup malgré l’appareillage) TA limite. Bio à prévoir la prochaine fois. 1m55 53 kg.
8-9) Enfants de la Roche, 6 et 8 ans.
Lui : Laryngite. Celestène.
Elle : Pollakiurie et brûlures mictionnelles récidivantes, toujours sans fièvre, avec toujours BU et ECBU neg. Disparition des spo en vacances, la mère avance d’elle même un contexte de stress. Echo de principe avant CS pédopsy au CMPP (je ne me sens pas de gérer seule). Avec une mère pareille je la comprends.
10) Mme Lachaise. Gros rhube. Veut s’y prendre tôt avant que ça tombe sur les bronches. Rhinotrophyl Doliprane Couette DVD.
11) Enfant Lepeigne.
Examen des 9 mois + toux fébrile depuis 24h, terrain atopique mais pas d’atcd perso d’asthme ou bronchiolite. EG pas si mal mais grognon et diminution de l’appétit (50% rations habituelles).
Crépitants base droite. Pas de signes de gravité ni de détresse respi, mère cortiquée.
Augmentin, bio et radio en urgence. Consignes surveillance.
12) M. Mehoul. 34 ans, 2ème consultation au cab, 1ère avec moi, fille de 9 ans présente. Diabète ++ a priori, méprisé depuis des années, arrêt de tout traitement, notion de cholestérol. Histoire difficile à reconstituer, il faut à la fois être légère et aller vite (résistance importante et risque d’être contre-productive…) et ne pas passer sur la gravité potentielle de la situation. Refuse en bloc toute exploration, a déjà arrêté alcool et cannabis (1 bouteille whisky – 20 joints/j), et « c’est Dieu qui décidera quand il doit mourir de toute façon ».
J’essaie d’ouvrir une porte doucement mais fermement. Difficulté supplémentaire du fait de la présence de la fille. Je gère mal, trop brutale ++ pour elle.
A moitié dans la provoc (rien à foutre, tout ça il en veut pas, dieu etc) et à moitié dans la séduction (mais pour moi il reviendra, j’ai tellement bien soigné sa fille la fois dernière, pas comme ces cons à l’hôpital, je suis un tellement bon médecin…) Ca s’annonce dur.
Motif de CS = abcès inguinal pas encore prêt pour incision, soins locaux et surveillance.
Interlude 12-13) Coup de fil de l’hémato de Mme Fernandez. Nouvelle transfusion aujourd’hui comme prévu, mais altération de l’état général importante, échappement thérapeutique, hyperleucocytose majeure. Retour à domicile selon souhait de la famille et de la patiente, aggravation rapide à prévoir. Pas douloureuse au sortir de l’hospitalisation (à 16h) mais voudrait que je passe à domicile ce soir pour mettre en place une PCA morphine si besoin (!).
Je ne me vois pas du tout débarquer chez eux à 21h (charge anxieuse, bonjour :)) pour réévaluer une douleur inexistante 5h avant et mettre en place quelque chose qui serait de toute façon impossible à mettre en place un vendredi soir.
Je propose de passer demain, au calme, et de me mettre en contact avec l’HAD et le réseau de soins palliatifs pour gérer au mieux le week-end.
Mme Fernandez est un amour de patiente, je ne veux pas qu’elle meure.
13) Mlle Phillipe. J+5 d’une extraction de verrues plantaires sous AG, boiterie importante, veut une prolongation AT. Plaie profonde et suintante ++ 3x1x0,5cm, je comprends qu’elle boite.
Betadine tulle et prolongation AT 2 semaines (restauration)
14) Enfant Baloumba. 2ème Engerix. Bonnes courbes, tonique et super souriante comme d’hab et comme sa mère. Exam neuro normal, Exam ORL normal, Exam abdo normal. Conseils alimentation. Verif vaccinations sur carnet du grand frère.
15) M. Bavoir. GEA. Tiorfan Vogalène Spasfon, AT 48h.
16) M. Rachis (oui, le même) Toujours en demande d’examen ++. Rachialgies persistantes, hémicorporelles irradiation crâne. Veut nouveau bilan radio, dernier <4mois normal, non. Kiné. Demande de ttt ++, veut un médicament pour la fatigue et pour l’appétit et pour le dos. Je cède sur Voltarène emulgel et bio. (dernière bio > 5 ans)
Refuse toujours de payer, n’a jamais payé et y a droit.
Interlude 16-17) Fax du labo.
> Enfant Lepeigne = 22 000 blancs, CRP en cours.
> M. Durieu = à nouveau en hyperkaliémie malgré switch Tareg > Esidrex. Appel pour demander qu’il passe demain, prévoir consult HTA et écho des artères rénales.
17) Mlle Chrétien. Consulte pour malaises bizarres avec « pression dans la nuque et circulation coupée et jambes en coton ».
Vue la semaine dernière pour asthénie, essai bb depuis 3 ans, proposition de Rdv Gynéco avait été dure à entendre ++
Bio normale, pas d’anémie, rdv gynéco semaine prochaine. Je ré-oriente sur pb d’infertilité. Très bonne acceptation de la possibilité que les « malaises nucaux » soient en rapport avec souffrance psy. Proposition de se revoir rapidement, rapidement acceptée. Demande si j’ai un cabinet à moi dans le coin.
Interlude 17>18>19>20>21. Tiens, M. Boutargue est dans la salle d’attente, et tiens, il parle toujours aussi fort.
18) Mme Legoût. Rhino. Doliprane, citron chaud, couette et DVD.
19) Mlle Bango. 1ère CS, travaille à côté et MT trop loin.
Veut « juste » renouvellement Médiator prescrit par nutritionniste. 26 ans, surpoids esthétique uniquement, pas de diabète. Désolée, mais vraiment non. Je montre site de Prescrire et propose qu’elle s’informe sur internet.
Certif sport (gym et natation)
Rhinite allergique.
CMU non à jour.
20) Mme Narta. L’indienne qui m’avait épuisée l’autre jour. Parle de mieux en mieux français, CS un peu plus facile.
Pertes jaunes et prurit vaginal depuis accident de préservatif. Examen : je ne vois rien car s’est bourrée de Dexeryl, en tout cas pas de douleur à la mobilisation utérine. Dépistage MST et ttt d’épreuve mycose.
Asthénie depuis retour Pakistan, sensation de fièvre non objectivée, ras à l’examen, frottis goutte épaisse.
Toujours demande de médicaments ++ (gaviscon dexeryl locoid antadys…), je ne cède pas. Essayer de la revoir au calme sans ses enfants.
21) M. Leibniz. GEA. Tiorfan Vogalène Spasfon AT 48h.
21-22) M et Mme Boutargue.
Elle : asthénie et sdo des jambes sans repos. En fait épuisée par son mari. Bio et je propose CS moral en tête à tête la prochaine fois. Pas de ttt.
Lui : me déborde complètement une fois de plus, je perds pied. Hurle, agressif, ne me laisse finir aucune phrase, en colère contre les médecins de la terre entière, exige les médicaments qu’il veut sur l’ordonnance qu’il veut rédigé comme il veut, me demande mon avis sur son insulinothérapie mais de toute façon doit prendre un 2ème avis endoc dans 7 jours et n’écoute pas ma réponse. Je perds complètement la consultation, je me perds, je tape du poing sur la table, je jure comme un charretier. Je réponds à ses caprices par des caprices, professionnalisme zéro.
Dit que « ça se passe mieux avec le Dr Carotte », j’en profite pour proposer qu’effectivement on ne se voit plus. Je n’y arrive pas, je n’y arrive pas.
Attention à rester neutre pour la prochaine CS avec sa femme. Ne pas dire « Barrez-vous, je ne sais pas comment vous le supportez et je ne suis pas surprise que vous soyez déprimée, il m’a déprimée en 20 minutes. »
23) Mme Ferrer. Asthénie, douleur intercostale typique et troubles du sommeil.
Belle-soeur décédée K ovaire fulgurant. Examen clinique minutieux à l’extrême pour rassurer.
Tranquital, discussion ++, je pense efficace. Sort souriante.
24) Dr Jaddo. Asthénie intense transitoire. Pas de tristesse de l’humeur, pas de signes dépressifs. Ne souhaite surtout pas d’AT, passionnée par ce qu’elle fait. Couette(s) et DVD.
Bonozio
6 mai, 2009
Consultations libres chez le Dr Cerise.
Le Dr Cerise exerce dans un coin beaucoup plus huppé que le Dr Carotte.
J’y vois des tas de petits couples avec leurs petits bébés proprets, on m’y paye en chèques, et à la fin de la journée, on m’a réglé toutes les consultations.
Les gens y sont blancs, je n’y vois pas de pénisalgiques, pas de chomeurs, pas de CMU.
Sauf, rarement, des gens « du voyage ». (On dit « gens du voyage » en langue de bois, je ne sais pas comment on dit en langue normale.)
Il y a un camp pas très loin, la rumeur a vite circulé qu’on les recevait plutôt avec plus d’égards que d’habitude, et de temps en temps, quand ça va vraiment pas bien, ils viennent.
Hier, j’ai vu une dame. Elle m’attendait avec sa canne, ses huits couches de vêtements et ses dents en or dans la salle d’attente.
J’ai dû lui mimer de venir pour qu’elle me suive dans la salle de consultation.
A peine assise, elle a soulevé les 5 premières couches, écarté la 6ème sur la gauche et baissé les deux dernières pour faire émerger du tout un sein gauche qu’elle a soulevé, pour me montrer l’objet de sa visite. Une banale mycose de plis, ce qui m’a un peu soulagée. Dans une consultation difficile, un motif de consultation facile, c’est toujours bon à prendre.
J’ai réussi à lui faire dire qu’elle était roumaine, mais l’interrogatoire n’a pas pu aller beaucoup plus loin. « Rangez votre sein, Madame, faut déjà que je vous fasse un dossier », même pas je sais le dire en anglais.
Comme j’avais du temps, comme j’avais envie de plutôt bien faire, j’ai sauté sur l’occasion pour faire un vrai premier test du site dont je vous ai déjà parlé, Traducmed.
Jusqu’ici, ça s’y été toujours peu prêté. L’ordinateur n’avait pas de son, le type avait emmené un pseudo-traducteur qui parlait un pseudo-anglais, la langue n’existait pas ou je n’avais pas été foutue de la déterminer. (Mmmm, oui, Bangladesh, ok. On cause quoi, au Bangladesh ??)
Bref, toute contente, je fais « attendez attendez » avec les mains, je dégaine mon browser, je débranche le casque, je coupe Wow (histoire que ça fasse pas tadaaaaadaaaaaaaam par au-dessus), et je me lance.
– Bonjour ! Je vais utiliser l’ordinateur pour traduire des phrases qui ont été enregistrées à l’avance.
Et c’est parti : Bonozio, zo utilizé zo calplato….
Son oeil s’éclaire, son visage s’anime, elle se jette à moitié à plat ventre sur mon bureau, saisit mon PC à deux mains, le tourne vers elle, et colle sa bouche à deux centimètres de l’écran.
BONOZIO ! BONOZIO ! qu’elle se met à hurler à mon browser…
Bon. J’ai cherché quelque part la phrase « Il n’y a personne dans l’ordinateur, c’est juste un ordinateur, arrêtez de cracher dessus et rasseyez-vous s’il vous plaît », y avait pas.
Mais après, ça a roulé. Une vraie aide pour la consultation.
Chacun cherche…
1 mai, 2009
« Un peu désespérant. A une bonne tension… »
C’est ce que j’ai écrit dans son dossier la première fois que je l’ai rencontré.
Il avait la soixantaine, et tout ce qu’on peut imaginer comme facteurs de risques cardio-vasculaires. Il en a même probablement inventé certains qu’on ne connait pas encore.
Les bilans biologiques qu’il me ramenait dataient de quatre semaines, et auraient été parfaits si on avait pris la peine de redistribuer les chiffres comme il faut.
11,8, ça aurait été pas si mal pour une hémoglobine tout court, sauf que c’était son hémoglobine glyquée.
6,1 ça aurait été parfait pour une hémoglobine glyquée, sauf que c’était sa kaliémie.
4,1, ça me serait allé pour une kaliémie, mais c’était sa glycémie à jeun.
Mastermind biologique.
Même la clinique s’y mettait : 133, ça aurait été fabuleux comme clairance, sauf que c’était son tour de taille. Et son poids au passage.
« Un peu désespérant. A une bonne tension…
Hb Gly 11,8% Gly 4,1
Refuse majoration de ttt, a peur des hypo
RO pour 2 mois. Ne veut rien entendre à rien. Je suis très claire (voire brutale) sur les risques »
Parce qu’il ne voulait rien entendre à rien.
Je le soupçonnais d’y mettre un peu de mauvaise volonté.
« Votre kaliémie est trop haute, 6,1 c’est trop élevée M. Hamdaoui, il va falloir refaire une prise de sang pour contrôler, aujourd’hui. »
« Mais non, c’est pas grave si c’est trop haut je me lève la nuit et je mange du sucre et ça va ! »
Ah ? Ok, alors.
Les risques, il ne les entendait pas. Le cardiologue, il l’avait pas vu, les examens, il les avaient pas faits et de toute façon il avait déjà tout eu.
Vous allez avoir une crise cardiaque ! Boah, c’est déjà fait.
Tout glissait sur lui. Il était absent de la consultation, impossible à accrocher, impossible à pénétrer.
Comme s’il venait chercher la liste des commissions de sa voisine de pallier chez l’épicier.
Je me suis entendu dire des vérités crues, brutales, pour la première fois. Presque des menaces.
Je crois que j’essayais d’ébranler l’inébranlable.
M. Hamdaoui est difficile à décrire.
C’était le mélange improbable d’un Gros dégueulasse de Reiser et d’un enfant de cinq ans.
Je ne sais pas, essayez de vous figurer un Jaques Villeret moustachu, couperosique et marocain.
Au début, je pensais qu’il ne parlait pas très bien français, mais je crois en fait qu’il ne parlait pas très bien tout court.
Il s’exprimait beaucoup par gestes, beaucoup par grognements, beaucoup par onomatopées.
« Mais non, c’est pas grave si c’est trop haut je me lève la nuit et je mange du sucre et ça va ! » est de loin la phrase la plus longue que j’aie entendu sortir de sa bouche. En dehors de ça, il fixait ses pieds, il haussait les sourcils, il haussait les épaules, il grommelait.
Quand je l’ai laissé partir, la première fois, j’étais fâchée contre lui.
Il a revu quelques fois les autres médecins du cabinet entre temps, mais moi, je ne l’ai revu que quatre mois plus tard.
Fait nouveau, il sentait le pastis. Pas à plein nez, certes, mais pour 17h37, quand même beaucoup.
– Comment vous sentez-vous, M. Hamdaoui ? Quelles nouvelles de vous ?
Grommelements.
En faisant un détour adroit par la consommation de tabac, plus politiquement correcte que sa consoeur « OH+++« , j’ai posé la question de l’alcool. Comme il faisait encore semblant de grommeler en agitant la main, j’ai posé la question plus précise de Là, là, aujourd’hui par exemple, maintenant, vous avez bu combien ?
Il a éclaté de rire, comme un gamin pris en faute, et son regard a laché un instant ses chaussures pour croiser fugacement le mien. Je l’ai vu rire pour la seule fois de nos quelques rencontres, et c’est comme ça seulement que j’ai remarqué qu’il lui manquait quasiment toutes les dents du haut.
J’ai passé moins de temps à parler de ses résultats biologiques, j’ai passé plus de temps à essayer de comprendre, à essayer de le trouver.
Que les deux du fond qui commencent à s’émouvoir de ma grande sensibilité se tempèrent tout de suite : c’était bassement et froidement calculé, pour attaquer le bonhomme sous un autre angle, pour trouver la faille où poser le levier sur lequel j’avais déjà en tête de faire glisser gentiment majoration de traitement, consultation chez le cardio et sevrage tabagique.
Rira bien qui rira le dernier.
Il était arrivé en france il y a une trentaine d’année.
Des parents enterrés au maroc, des frères là-bas mais à qui il ne parlait plus, quelques cousins mais qui ne parlaient plus qu’à ses frères.
Pas de femmes, pas d’enfants.
Une compagne ? j’ai demandé…
Il a dit « Boarf, vous savez… », en faisant ouhlala de la main, vers le haut vers le bas, vers le haut vers le bas.
Ah, oui, forcément. Effectivement, il n’y avait pas de raisons que les artères de son pénis fonctionnent mieux que les autres…
Il avait tenu un restaurant, pendant un moment, un truc pizza-kebab à toute heure, il l’avait acheté, géré, et puis ça s’était cassé la gueule, et il avait fermé.
Il n’avait pas de projets. Personne en France, personne au Maroc, pas d’attaches, sauf ses copains de ricard.
Je ne l’ai pas laché. J’ai posé des questions, posé des questions, posé des questions. Je ne sais pas quelle bataille j’étais partie livrer.
Il a répondu d’abord par ses grognements habituels, puis par des syllabes, puis par des mots, puis par des bouts de phrases.
Ses bouts de phrases ont été : « Je n’ai rien fait de ma vie quand j’aurais pu, alors maintenant… » « Retourner au Maroc ? Pour quoi faire ? Je n’ai rien. » et « Mais non, arrêtez, ma vie elle est finie. »
Une fois, aussi, il a dit « Vous êtes gentille, pourquoi vous me posez toutes ces questions ? »
A la fin, assis en face de moi, il a dit : « Bon, allez… », en faisant ouhlala de la main vers mon ordonnancier.
J’ai dit d’accord, j’ai fait le renouvellement, on s’est souri, il est parti.
Voilà.
Il m’a fallu tout ça pour comprendre à quel point il les avait parfaitement compris, les risques.
Mais quand même, malgré tout, je ne pouvais pas m’empêcher de penser qu’il était toujours venu chercher ses médicaments avant la fin de ses stocks, et que ce jour là, c’est lui qui avait demandé à se peser à la fin de l’examen.
Un mois et demi plus tard, j’ai trouvé un mot du Dr Carotte sur le bureau, le matin de ma consultation.
M. Hamdaoui est mort comme il a vécu… Seul.
La police m’a appelé pour le constat de décès ce matin.
Dur…
Peu probable
18 mars, 2009
Elle a 51 ans, elle vient me voir pour des troubles digestifs, au retour d’une bulle de 2 semaines au soleil avec son mari, sans ses filles, sans son boss, sans sa belle-mère.
Nausées surtout, quelques douleurs abdos, un transit un poil accéléré mais à peine.
L’interrogatoire se déroule bobinalement, et bon, elle est partie il y a un bon mois, a eu quelques désordres intestinaux contre lesquels Actimel lutte en fortifiant vos ressources de défenses naturelles au début de son séjour, puis plus rien, elle est rentrée il y a 15 jours, elle allait très bien jusqu’ici, elle n’a pas de fièvre, elle a atterri en pleine épidémie de gastro et les symptômes sont peu bruyants.
Quand même peu de risque qu’elle ait ramené une saloperie de là-bas.
Pendant que je l’examine pour la forme, et qu’elle est pas déshydratée, et qu’elle a un ventre souple, et que la tension elle est bonne, elle me dit :
– « Oh, et je suppose que ça n’a rien à voir, mais je vous le dis au cas où, j’ai une semaine de retard… »
– Mmm, ça n’a probablement pas grand chose à voir effectivement, d’autant que vous avez un stérilet, n’est-ce pas ?
– Ah non, je l’ai enlevé il y a quatre mois !
– Et vous n’avez pas d’autre moyen de contraception depuis ?
– Bin non, mon gynéco a dit qu’il y avait très peu de risques…
– Ah, et vous n’êtes pas ménopausée ?
– Oh non, pas encore, enfin je ne crois pas, je n’ai pas fait de prise de sang ni rien, mais bon, ma mère l’a été à 56 ans, et depuis que j’ai retiré mon stérilet je continue à avoir mes règles tous les mois, donc je pense que non…
– Mais vous avez des rapports sexuels ?
– Oh, oui !
Elle sourit, en disant « Oh oui !« . Visiblement, ses vacances lui ont fait beaucoup de bien.
Elle a dû me voir ciller.
– Ca ne peut pas être ça quand même ? Mon gynéco a dit que c’était très peu probable !
Certes, certes, certes, madame…
Mais bon, moi, quand j’entends « Très peu probable », j’entends « Probable ».
Sauf si on me dit, par exemple « C’est très peu probable que vous ayiez des nausées en début de traitement », ou « C’est très peu probable que vous attrapiez un rhume ». Dans ces cas-là, effectivement, j’entends « Très peu ».
Et certes, les femmes de 51 ans sont moins enceintes que les femmes de 28.
Mais c’est aussi qu’elles sont ménopausées, pour la plupart.
Et il y a un signe biologico-physique qui dit qu’on ne peut plus avoir d’enfants, et ce signe, c’est la ménopause. C’est pas « Avoir 51 ans », aux dernières nouvelles…
Moi, le gynéco, je propose qu’on lui envoie une petite guillotine à pénis, avec un mode d’emploi qui précise qu’il ne se déclenche qu’une fois sur 40, et que c’est très peu probable qu’il se mette en route, et que ce serait gentil à lui de l’essayer.
J’ai eu les résultats de son bilan biologique ce matin.
Elle n’a pas ramené une saloperie de là-bas.
Enfin si.
Enfin, ça dépend ce qu’on met derrière le mot « saloperie » à 51 ans.
Une semaine ordinaire
15 mars, 2009
Téléphone, samedi matin, 9h30
– Allo je suis bien au cabinet du docteur Cerise ?
– Oui, bonjour, je suis sa remplaçante.
– Ah, heuuu, heu, bin tant pis, bonjour. Je voudrais prendre un rendez-vous s’il vous plaît.
– Oui, quel jour ?
– Aujourd’hui.
– Mmm, j’ai un rendez-vous qui vient de s’annuler, je peux vous proposer 11h30, ça irait ?
– PAS AVANT ????
Cabinet, jeudi après midi, 17h, consultations sur rendez-vous.
Elle vient avec ses deux fils, elle a pris deux créneaux de rendez-vous, trente toutes petites minutes.
Elle a des vaccins à faire pour le grand, et la visite du deuxième mois pour le petit.
Mais les vaccins, elle les a pas achetés, est-ce-que je peux faire l’ordonnance ? Elle part les acheter tout de suite, la pharmacie est juste en face, elle en a pour 5 minutes.
Elle revient 20 minutes plus tard.
Le grand fout tous les bouquins de la bibliothèque par terre pendant qu’elle déshabille le petit.
Et puis tant qu’à faire, elle a mal à la gorge depuis deux jours, si je pouvais regarder…
Mercredi matin, 9h30, consultations sur rendez-vous.
Elle a pris un créneau de rendez-vous, quinze toutes petites minutes.
Elle entre dans le cabinet avec ses deux fils.
– Bonjour ! Alors c’est pour qui ?
– Oh, bin un peu tous les trois…
Interphone, vendredi après-midi, 18h.
– Oui, c’est pour la consultation !
– Ah, je suis vraiment désolée, je suis en train de fermer, je dois fermer tôt exceptionnellement cet après-midi, regardez au dessus de l’interphone, il y a une note qui le précise.
– Mais c’est urgent !
– Que se passe-t-il ?
– C’est mon fils, il a de la fièvre depuis ce matin, il est monté à 38,5, je lui donne du doliprane mais ça remonte !
– Quel âge a-t-il ?
– 10 ans !
– Ecoutez, si vous voulez je peux vous voir demain matin, mais là je dois vraiment fermer le cabinet, je suis attendue pour une garde.
– Pfff, et il est pas là le docteur Cerise ?
– Non, il n’est pas là, je le remplace toute la semaine.
– Pfff déjà la semaine dernière j’étais venu, il était pas là…
– Je peux vous recevoir demain matin avec votre fils, si vous voulez. Vous pouvez continuer à lui donner du Doliprane toutes les 6h d’ici là.
– A quelle heure ?
– A onze heure.
– PAS AVANT ????
Cabinet, samedi matin, 9h, consultation sur rendez-vous.
Ils sont venus à deux.
Pour lui, je dois faire le bilan du diabète qu’on vient de découvrir, le renouvellement, la lettre pour le cardiologue, la lettre pour l’ophtalmo, prendre la tension, écouter les carotides, prendre les pouls, peser, prendre le tour de taille, écouter le coeur, vérifier la sensibilité des membres inférieurs, parler du régime et du tabac.
Pour elle, je dois faire le renouvellement, faire le bilan biologique pour sa thyroïde, lui trouver une solution pour qu’elle dorme alors qu’elle dort pas depuis deux semaines, prendre sa tension, écouter son coeur, écouter ses poumons, voir son problème de cloques qui apparaissent sur ses bras depuis trois mois et qui laissent des traces rouges quand elle les a grattées.
Pendant que je rédige la lettre pour le dermato, parce que franchement, les vésicules intermittentes prurigineuses, ça ne m’évoque rien, il me dit que oh, bin tant qu’à faire de prendre un rendez-vous chez le dermato, lui aussi il aimerait bien faire vérifier ses grains de beauté.
Je lui dis qu’on peut surveiller ça sans problème nous-mêmes, il dit qu’il préfère voir le dermato tant qu’à faire.
Je prends une feuille de papier, j’écris : « Cher confrère, Merci de recevoir en consultation monsieur Melesbrise, qui souhaite un avis spécialisé pour surveillance de ses naevus. Il me demande un courrier à votre attention, le voici. Bien confraternellement. »
Pendant que je rédige les 12 papiers :
– Lui : « Au fait, je voulais vous poser une question. Les fourmis dans la main, ça vient d’où ? »
– Elle : « C’est fou, hein, plus moyen de trouver un médecin ouvert le samedi. Avant, il y en avait, maintenant c’est impossible d’avoir un rendez-vous un samedi ! Pourquoi ils ne travaillent plus le samedi, les médecins ? »
– Lui : « Oui c’est vrai, parce que quand on travaille… »
– Elle : « Ca doit être à cause des contrôles de la sécu ? »
– Lui « Oui parce qu’on travaille, hein, nous ! »
Cabinet, jeudi matin, 11h, consultations sur rendez-vous.
Elle vient pour elle et pour son fils de 3 semaines, elle a pris deux créneaux de rendez-vous, trente toutes petites minutes.
Elle arrive avec vingt- huit minutes de retard.
– Je suis désolée ! Il fallait prendre des gens avant moi !
– C’est sur rendez-vous, il n’y a pas de gens avant vous, les prochains patients vont arriver dans deux minutes pour le rendez-vous de dans deux minutes.
– …
– Ecoutez, voilà ce que vous propose. Je vais voir le petit, et je vous donne un rendez-vous pour vous demain matin ou après demain.
– Mais j’ai mal à la gorge !
Cabinet, samedi matin, 10h30, consultations sur rendez-vous.
– Bonjour :) Vous êtes Madame Chumuc ?
– Ah, non, mais j’ai pas rendez-vous !
– Ah, mais c’est toujours sur rendez-vous, le samedi matin, vous le savez bien ! C’est pour votre fils ? (NDLR : un mètre cinquante, le fils, un bon onze ans bien tassé, frétillant comme un gardon)
– Oui, il a le nez pris !
– Ecoutez, c’est sur rendez-vous ce matin, et je suis déjà en retard, il y a des gens qui attendent dans la salle d’attente. Si vous voulez, je peux vous voir à midi et demi, dans deux heures.
– Heuuuuuu… Maiheu il est très enrhumé !
– Je vois ça, mais je ne voudrais pas faire attendre les gens qui ont pris rendez-vous. Je peux vous voir tout à l’heure, ou lundi matin si vous préférez.
– Bon, pffff, bon, bin tout à l’heure, alors, à midi trente ?
– Très bien, je vous bloque à midi trente. A quel nom ?
Midi trente, elle n’est pas venue.
Téléphone, mercredi matin, 08h30.
– Allo je suis bien au cabinet du docteur Cerise ?
– Oui, bonjour, je suis sa remplaçante.
– Je voudrais prendre un rendez-vous s’il vous plait.
– Oui, quel jour ?
– Aujourd’hui. Vous avez deux minutes que je vous explique ? Je suis une patiente du Docteur Cerise, il me connait très très bien, et alors en fait c’est mon fils, il a deux mois, et il a le canal lacrymal bouché, alors il arrête pas de pleurer tout le temps, et puis on m’avait dit que c’était normal, et il y a deux mois il a eu une conjonctivite alors le Docteur Cerise lui a donné du collyre, mais là ça revient, et il m’a dit qu’il pouvait être opéré mais qu’il fallait attendre qu’il ait six mois pour voir si on opérait, alors je me suis dit que ça allait passer, et j’ai mis du collyre, mais ça passe pas, et là il a de la diarrhée et puis ça commence à gonfler en dessous de son oeil, c’est tout rouge et tout gonflé, alors qu’est ce que je fais ? Je me suis dit qu’il valait mieux passer en plus il faut faire son bilan des deux mois…
– Ecoutez, effectivement il vaudrait mieux que je le voie, j’ai un rendez-vous ce matin à onze heures trente, si ça vous convient ?
– Pfff, onze heures trente, vous n’avez rien avant ? Bon bah je viendrai à onze heures trente alors… J’en profiterai pour vous montrer le grand, il a cinq ans et il tousse depuis hier soir !
– Mmm, je suis désolée, mais en un quart d’heure je n’aurai pas le temps de les voir tous les deux, et je n’ai plus qu’un créneau de rendez-vous pour ce matin. Si vous voulez que je voie les deux, vous pouvez venir à quinze heures trente pour les consultations libres, ou alors on bloque onze heures trente pour le petit et je verrai le grand plus tard si ça ne va pas mieux.
– Mais enfin ça va aller vite !! Y en a pour cinq minutes !! Il a RIEN ! Il a UN RHUME !!
– Vous savez, s’il a cinq ans et un rhume, je ne ferai probablement rien de plus que de vous dire de faire ce que vous faites déjà : le moucher beaucoup et lui donner du doliprane en cas de besoin…
– Pfff. Bin je viendrai à quinze heures trente alors.
Quinze trente, elle n’est pas venue, bien sûr.
A vous les studios
18 février, 2009
Il est 17h21, en direct du cabinet du docteur Cerise ouvert pour les consultations libres depuis 15h30.
Depuis 15h30, j’ai eu 4 coups de fil, dont trois pour demander quand revenait le docteur Cerise.
La 4ème, gentille, m’a dit « Oh, bin c’est pour un vaccin, alors je peux prendre rendez-vous avec vous je suppose ! »
Voui.
On a sonné à la porte une fois.
C’était une dame pour récupérer l’ordonnance pour la kiné de son mari qu’elle m’avait demandée ce matin au téléphone.
Elle m’a demandé si elle me devait quelque chose.
Non non, rien, j’ai dit.
Bon.
Bin ça arrive pas souvent, mais quand ça arrive, bin on s’ennuie, hein.
Edit : 17h31, 5ème coup de fil. Une dame de la société chaispasquoi pour parler de la télétransmission, elle rapellera lundi pour avoir le Dr Cerise.
Mon après-midi est passionnante.
M. Farid
23 janvier, 2009
J’ai rencontré M. Farid en cours de routes (Oui, en cours de routes. De la sienne, et de la mienne. Ca fait deux routes), alors que je commençais un remplacement.
Un petit homme, très mince, très doux. Discret. Poli à l’extrême.
Du genre à vous donner du « docteur » à la fin de chaque phrase.
Toujours d’accord, jamais fâché.
« Oui docteur »
Il souriait beaucoup. Doucement, aussi.
Pas en sourires d’explosion de joie, pas en sourires de « Ahah, qu’est ce que je me marre ». En sourires de politesse.
Il venait toujours le samedi matin, quand il y a le plus de monde.
Et il disait toujours « Bon week-end » en partant, en souriant.
J’ai beaucoup de tendresse, et surtout beaucoup de reconnaissance, pour les gens qui me disent « Bon week-end », ou « Bon courage ».
Les gens, qui, en partant des urgences, alors qu’ils viennent de se cogner huit heures d’attente, dont six dans une salle bruyante, alors qu’ils sont mal, alors qu’on les a brusqués, sont capables de sortir d’eux-mêmes, de prendre conscience de l’autre, et de penser à lui en tant que personne. Et de lui souhaiter bon courage pour la fin de sa garde.
Ça me touche à chaque fois.
La première fois que j’ai vu M Farid, il venait pour trois fois rien.
Il m’a dit quelque chose comme « Je viens pour mon renouvellement de traitement », ou « Je viens pour faire signer un papier ».
Avec une espèce d’humilité dans tout.
Il disait « Je viens pour un papier » avec humilité, puis il s’asseyait avec humilité.
Ça n’a pas de sens, de dire « Il s’asseyait avec humilité », mais c’était comme ça.
Et puis l’accueillant banalement, pleine de sourire, un peu pressée, genre bon, ok, un renouvellement de traitement, roulez jeunesse, j’ai ouvert son dossier.
Pas humble du tout, son dossier.
Un cancer des poumons énorme, tonitruant, c’est-moi-que-vlà-tout-le-monde-dehors.
Si je ne l’avais pas lu dans son dossier, je n’en aurais rien su.
Il ne m’aurait rien dit.
Je l’ai revu, peut-être, quatre ou cinq fois jusqu’à samedi dernier.
Toujours pour autre chose que pour son cancer, dont il ne parlait jamais.
Je posais quelques questions, comment s’est passé la dernière chimio, et c’est quand la prochaine, et comment ça se passe à l’hôpital.
Il répondait brièvement.
Comme si son cancer n’existait pas, ou ne valait pas la peine qu’on parle de lui.
Il ne se plaignait de rien. Jamais.
Ou alors tout doucement, comme on dit « Comme un lundi ».
Il n’avait plus beaucoup d’appétit, il avait un peu maigri, comme un lundi.
Il perdait de plus en plus sa voix, à cause de l’envahissement de la tumeur qui venait jusqu’en bas du cou comprimer quelques nerfs, et ça lui donnait une voix toute douce qui lui allait parfaitement.
Mais il n’avait pas mal.
J’ai demandé, à chaque fois, avec un peu plus d’insistance que pour un autre patient, mais non, non, ça allait, il n’avait pas mal.
Et on repassait au papier ou au traitement du jour.
Son cancer, je l’ai à peine effleuré. Ce n’était pas le sujet. Jamais.
La fois d’avant samedi dernier, ça allait un peu mieux. Il avait repris un peu de poids, il avait meilleur appétit, et le moral, ça allait, ça allait, merci docteur.
Et comme à chaque fois, je l’ai laissé partir sur son « Bon week-end » avec une sourde impression d’inachevé.
Samedi dernier, pour la première fois, il est venu avec son épouse.
Je ne savais même pas qu’il y avait une Mme Farid.
Du même modèle que lui. Une fois et demi sa taille et probablement quatre fois son poids, mais elle s’asseyait avec la même humilité. Toute en sourire elle aussi, et toute lisse.
Pour la première fois, il venait pour quelque chose.
Pour un symptôme. Autre chose qu’un papier de sécu ou qu’un renouvellement.
Il avait re-perdu l’appétit, il toussait de plus en plus, et il avait une gêne derrière le sternum qui l’empêchait d’avaler. Toujours pas de douleur, c’est juste que ça coinçait.
Avec un cancer haut placé comme le sien, ce n’était pas bien étonnant qu’il commence à avoir du mal à avaler.
Je n’ai trouvé aucun signe d’urgence. Aucun signe alarmant, pas d’indices vers une mauvaise tolérance de sa dernière chimio, pas de fièvre, rien.
« Juste » le poids qui fléchissait à nouveau, l’aggravation des anciens symptômes, l’apparition de quelques nouveaux attendus : probablement le début de la longue pente à venir.
J’ai prescrit du Renutryl, du Solupred et du Scopoderm.
Pendant qu’il se rhabillait, dans la salle d’à côté, j’ai pu prendre quelques minutes en tête à tête avec Madame.
Et vous, comment ça va ? Et le moral ?
Ca va, ça va docteur. Inch’ allah.
Sourire.
Il s’est excusé de ne pas avoir sa carte vitale, j’ai dit que ce n’était pas grave, et qu’on verrait ça la prochaine fois.
Et comme tous les samedis, il est parti en souriant et en me disant bon week-end. Bien droit sur ses jambes. Doucement, mais avec aplomb.
Et puis mardi dernier, dans la liste bien ordonnée des messages laissés par le secrétariat, il y avait un message de sa fille.
Madame Farid
Vous informe que son père est décédé ce samedi à 15h et qu’elle ne retrouve pas sa carte vitale pour vous régler car samedi il n’a pas réglé. Souhaite savoir ce qu’elle doit faire.
Quatre heures après avoir quitté mon cabinet.
Quatre heures après avoir quitté mon cabinet, bordel de merde.
Et moi qui avais écrit « Ca ne va pas fort » dans son dossier.
J’ai retourné ça dans tous les sens.
D’abord, j’ai commencé par vérifier le nom, le numéro de téléphone. Une autre Mme Farid, peut-être ?
Et puis j’ai repensé à ce qu’il avait dit, à ce que j’avais vu, à ce que j’avais fait, à ce que j’avais demandé, à ce que je pouvais avoir oublié de demander. J’ai cherché ce que j’avais manqué, où j’avais foiré.
J’ai mis un peu de temps à m’apaiser.
Je pense que je n’ai rien foiré.
Je pense que cet homme devait mourir debout. Depuis le début.
J’ai pris la fin de la pente pour le début de la pente parce que c’est ce qu’il m’a donné à voir, et parce qu’il l’a vécu comme ça.
Et puis, quoi ? Si je l’avais vu, le signe d’alerte, le quelque chose, et si j’avais décidé idiotement de le faire hospitaliser, quoi ?
Il serait mort tout pareil à l’hôpital, dans pas-son-fauteuil, dans pas-son-décor et pas de sa-façon.
C’est peut-être pour me rassurer, mais je pense que c’est bien comme ça.
Little pssss
17 janvier, 2009
Mon catalgogue* s’enrichissant chaque semaine, je crois que je suis désormais en mesure de l’annoncer : j’ai découvert un nouvel ethno-bobo.
Les jeunes hommes du pakistan et du bangladesh ont leur chauderie hémicorporelle gauche bien à eux.
Ils ont des problèmes de zizi. Tous.
Tous tous tous.
Ou alors, c’est possible, seulement ceux qui ne parlent aucun mot de français, et qui sont à peine meilleurs que moi en anglais. J’affinerai mes résultats et je vous tiendrai au courant.
Ils ont « une boule dedans qui fait mal », ils ont mal en faisant pipi, ils ont du chaud qui fait pchhh le long du scrotum, ils font pipi trop doucement ou trop fort.
C’est la pénisalgie de l’indien de 30 à 50 ans.
Et moi, j’en ai un peu ma claque de faire face tous les samedis matins à des pénis indiens incompréhensibles et parfaits.
Oui, parce que les pénisalgiques indiens ne consultent que le samedi matin.
Ca fait partie du syndrome.
Et moi, ce matin, avec en histoire de la maladie un intermittent mais persistant « Pain ! Pain ! Little psssss, very very little pssssss« , un pénis toujours parfait en clinique et une absence de prostatite et de chlamydiae en paraclinique, j’ai craqué.
Ma lettre pour l’urologue (pardon, Urologue, pardon) commence par « Cher confrère, c’est un peu en désespoir de cause que je vous adresse… »
* : mes lapsus ne cessent de m’émerveiller. Je décide de laisser celui-là aussi.
** : cet article est sponsorisé par Google. On se retrouve le mois prochain pour une nouvelle fabuleuse sélection de mots-clés. Je mise tout sur « claque pénis indien ».
De la case au cas.
3 janvier, 2009
A la fac, on avait des cases.
De jolies cases toutes faites, qu’on apprenait par coeur avec application et la langue qui dépasse. Genre :
– biantibiothérapie (1 point, oublié : zéro au dossier) probabiliste (1/2 point) bactéricide (1/2 point) par voie veineuse (1/2 point), à débuter après les prélèvements (1/2 point) et à adapter secondairement à l’antibiogramme (1/2 point)
Ca voulait dire « on y met des antibios », mais ça en jetait, et ça rapportait quand même trois points et demi sur le dossier, même si, comme moi, on n’avait absolument aucune idée des antibiotiques en question.
A la limite, connaître le nom de l’antibiotique rapportait deux points de plus, mais bon, trois points et demi pour dire « On y met des antibios-je-sais-pas-lesquels-mais-des-qui-ont-une-chance-de-marcher », c’était bon à prendre.
Y avait des tas de cases, comme ça.
Des tiroirs qu’on sortait avec discipline, qui étaient attendus quasiment à chaque dossier, qui rapportaient leurs modestes petits points et dont l’oubli pouvait être sévèrement sanctionné.
Un patient diabétique ? –> Hop hop, « Education du patient », « Régime alimentaire et règles hygiénodiététiques », « Prise en charge à 100% »
Un adolescent diabétique qui rechigne à prendre son traitement ? –> Hop hop hop, « Education du patient +++ » (Notez le « +++ » qui change tout), « Régime alimentaire et règles hygiénodiététiques », « Prise en charge à 100% », « Psychothérapie de soutien ».
Une dépressive ? –> « Antidépresseurs » et « Psychothérapie de soutien ».
C’était magique.
« Education du patient ».
Et puis, après, dans la vraie vie, on rencontre un gars du hameau. En premier réflexe, on sort notre tiroir, dans notre tête : Education du patient ++++ !!! Ahah ! Je gère !
Et puis, après, heu, bin on improvise.
Je me suis rendu compte progressivement que la formation qu’on m’avait donnée autour de la case « Psychothérapie de soutien » était nulle.
Pas « nulle » dans le sens « pourrie à chier ».
« Nulle » dans le sens « inexistante ».
Un patient va mal ? Fais en sorte qu’il aille mieux !
Mmm merci.
On m’a appris à chercher des signes de dépression, à poser des diagnostics médicaux, à débuter un traitement, à surveiller son efficacité et sa tolérance. (« Surveillance de la tolérance et de l’efficacité du traitement« , c’était une case, aussi.)
Et, quand j’ai en face de moi une mère qui s’inquiète parce que son fils de 17 ans se couche à 2h du mat pour jouer à Wow, ou une femme en pleurs que son mari vient d’abandonner sans crier gare, ou une dépressive, et qu’elles me demandent des conseils, à moi, je me demande parfois ce que je fiche là.
D’ailleurs, pourquoi elles m’écouteraient ?
Elles le voient pas, que je suis pleine de couettes ?
Qu’est ce que j’ai à dire, moi, sur l’éducation des enfants, ou sur les chagrins d’amour, qui vaille davantage que ce que pourrait en dire le boucher ou la coiffeuse ?
J’ai fait la partie du boulot qu’on m’a apprise. J’ai posé un diagnostic (ou parfois, une absence de diagnostic), j’ai décidé de donner ou pas des médicaments, et il me reste 18 min de consultation de « psychothérapie de soutien ».
Alors, je fais avec ce que j’ai.
Ce que j’ai en moi, ce que j’ai de moi, ce que j’ai de ce que ma mère m’avait dit, à moi, quand j’ai eu des chagrins d’amour.
Et qui n’a rien à voir avec ce qu’on m’a appris de la médecine à la fac.
Je joue les funambules, au hasard, dans le noir.
Je teste, je tente, j’improvise.
Je me dis que bon, comme je suis plutôt bienveillante, et plutôt sincèrement intéressée par la vie de mes patients, et plutôt fille d’une mère-sage-qui-m’a-imprégnée-de-tas-de-trucs, je ne suis sans doute pas complètement nocive. Que si au moins, je ne fais rien de bien pour eux, je ne leur fais pas trop de mal.
Mais quand même, j’ai l’impression d’improviser à chaque fois, plantée sur ma corde raide.
Et je me dis qu’il doit y avoir des médecins bienveillants qui pensent que dire à un dépressif « Faut pas vous laisser aller ! Vous avez tout pour être heureux, quand même ! Pensez qu’il y a des gens qui meurent de faim ! » est de bon ton.
Et je me dis que si ça se trouve, je dis pire, je dis des choses qui feraient hurler les gens qui s’y connaissent en « Psychothérapie de soutien » sans m’en rendre compte.
Et je me demande ce qui pourrait me permettre de savoir.
Alors, après ces consultations, j’appelle Manman.
Le petit prince a dit…
26 décembre, 2008
« Les grandes personnes aiment les chiffres. Quand vous leur parlez d’un nouvel ami, elles ne vous questionnent jamais sur l’essentiel. Elles ne vous disent jamais : « Quel est le son de sa voix ? Quels sont les jeux qu’il préfère ? Est-ce qu’il collectionne les papillons ? » Elles vous demandent : « Quel âge a-t-il ? Combien a-t-il de frères ? Combien pèse-t-il ? Combien gagne son père ? » Alors seulement elles croient le connaître. Si vous dites aux grandes personnes : « J’ai vu une belle maison en briques roses, avec des géraniums aux fenêtres et des colombes sur le toit… » elles ne parviennent pas à s’imaginer cette maison. Il faut leur dire : « J’ai vu une maison de cent mille francs. » Alors elles s’écrient : « Comme c’est joli ! » » (1)
Et mes patients sont des grandes personnes. Aucun doute à ce sujet.
« Alors, comment allez-vous Mme Adulte, depuis la fois dernière ? »
– Ah bah c’est vous qui allez me le dire docteur, regardez ma prise de sang.
– Pas bien ! J’étais à 1,8 de dextro toute la semaine.
– Bah je suis repassée à 4 xanax par jour, vous savez.
Et, parmi tous ces chiffres, entre les culpabilisants LDL, les devins charlatans des « bilans complets », les dodelinants INR, il y a les chiffres rois, les vénérés, les incontournables chiffres de la TENSION.
– « Parfait ! » , j’annonce. Je tente toujours le coup.
– « Combien ? » , on me demande. Ça rate à chaque fois.
– Treizesept, c’est parfait.
– Treizesept ? J’avais quatorzhuit la fois dernière
– C’est pareil, c’est parfait.
Je ne sais pas d’où vient ce culte de la tension.
Pourquoi, de siècle en siècle, de déguisements de docteur en déguisements d’infirmières, d’images en Epinal, le tensiomètre triomphe, indétrôné symbole du médecin.
Les médecins, ils ont un stéthoscope, une sacoche en cuir et un tensiomètre. Et pas de couettes.
C’est comme ça.
La fille, elle vient pour sa tendinite, faut y prendre la tension.
Elle vient pour son rhume qui passe pas, faut y prendre la tension.
Elle vient pour sa cystite bi-annuelle, faut y prendre la tension.
Toujours, partout.
« Y m’a même pas pris ma tension !! », sinon.
« Et ma tension, docteur ? »
Dans ton cul, ta tension. Merde.
C’est idiot.
Ça n’a aucun sens de prendre la tension d’un adulte en bonne santé, dont on a déjà pris la tension quatre mois avant.
Médicalement, ça n’a aucun sens. Ça ne sert à rien. Quand on le fait, on le fait pour l’image. On ne le fait pas pour la médecine.
Ça ne sert à rien du tout.
Ça sert à me faire perdre 5 minutes sur un bout de bras inutile.
Ça sert à m’empêcher de dépenser ces cinq minutes intelligemment.
Et, je vais l’avouer, juste après les roulements de tambours et juste avant les huées du public : des fois, je MENS.
Quand on est dans ces cas typiques et certains de tension-qui-sert-à-rien.
– « Parfait ! » , j’annonce.
– « Combien ? » , on me demande.
– « Treize-sept » , j’invente.
Je l’ai pas entendue, ta tension.
Comment tu veux que de toute façon elle ait voulu dire quoi que ce soit avec mon brassard posé au dessus des treize couches de manches qui te garrottent déjà le bras comme deux tensiomètres ?
Comment tu veux que de toute façon j’aie entendu quoi que ce soit en posant mon stéthoscope au dessus des quatre couches restantes que tu n’as pas pu remonter ?
Je l’ai pas entendue, ta tension, et je m’en cogne.
Parce que de toute façon elle sera parfaite.
Je te dis treizesept pour que tu sois contente.
La prochaine fois, je te dirai douzesixédemi pour varier les plaisirs.
Tu me diras : » Oh ? J’avais treizesept la fois dernière ! »
(1) Le petit Prince, St Exupéry