Injonctions paradoxales. Mes fesses.
2 octobre, 2015
Un jour prochain, je planifie de vous raconter comment Twitter m’a sauvé la vie.
En attendant ce jour, je m’ennuie quelques fois, je vais vous raconter comment Twitter m’a cueillie un matin à l’aube, et m’a donné envie de tout plaquer, de tout foutre en l’air, et d’aller dresser des ours quelque part en Auvergne.
J’ouvre les yeux. Il est 10h55 du matin. Je tombe là-dessus.
« Arrêt de travail : des médecins piégés par les caméras cachées de France TV »
Morceaux choisis :
« Après trois minutes dont 15 de consultation, un arrêt de travail de sept jours est délivré à la journaliste »
((« Après trois minutes dont quinze de consultation » … Je sais pas vous, mais moi je sais pas ce que ça veut dire. Je retourne le truc dans tous les sens, hein, mais 3 minutes dont 15 de consultation, non, vraiment, je vois pas.))
Blablabla. « Elle se dit épuisée, le médecin la croit sur parole » .
MAIS PARDON ! Croire ses patients sur paroles ? Scandale.
Je m’excuse. Je plaide coupable. Je crois mes patients.
Je vous avais raconté il y a longtemps que c’était difficile pour moi, ces histoires d’arrêts. De juger la souffrance, sans essayer de comparer à la mienne, sans me dire que hey, bon, ça va.
D’écouter avec bienveillance et compassion une meuf qui m’explique que 8h par jour avec seulement 1h de pause déjeuner, c’est insoutenable, alors que je l’écoute à ma 11ème heure de boulot de suite sans avoir mangé ni bu ni fait pipi.
C’était difficile pour moi au début, j’étais un peu rigide. J’arrêtais deux jours pour une rhino s’il fallait vraiment, parce que hey, bon, une rhino, ça va, quoi. Je tapais du poing sur la table si on me demandait trois jours au lieu de deux.
Et puis au fur et à mesure du temps, j’ai rencontré des gens.
J’ai pris un bain de foule. J’ai cogné mes étroitesses d’esprit contre les largeurs de la réalité de la vie quotidienne de mes patients. J’ai vu que des fois, les deux jours pour une rhino, c’était pas vraiment pour une rhino, c’était aussi pour les dix ans sans arrêts et les quatre enfants à la maison et le mari absent et les humiliations quotidiennes et la sous-chef rigide et les fins de mois inbouclables et la mère malade et le fils aîné en prison.
Je tire sur la corde, là, mais c’est pour vous dire que petit à petit, j’ai mis mes principes de côté et j’ai commencé à vraiment écouter les gens.
Et si quelqu’un me dit que c’est insupportable d’aller travailler, pardon, mais je le crois.
Parce que quand un mec me dit j’ai eu la gastro et j’ai vomi et j’ai la diarrhée, figurez-vous que quand je lui palpe le ventre, c’est principalement pour vérifier que c’est pas une appendicite un peu bâtarde.
Parce que non, j’ai pas des scanners supermanesques au bout des doigts pour voir si le type a vraiment une gastro ou pas, et je lui demande pas de passer la fin de l’après-midi dans mes toilettes pour aller vérifier de visu qu’il a bien fait caca liquide.
Quand un mec me dit « J’ai vomi et j’ai eu la diarrhée », pardon, je le crois sur parole.
Quand un mec me dit « Je supporte plus d’aller au travail, je dors plus, j’ai des boules dans le ventre sur la route le matin », bah c’est pareil.
Il y a 5 ans, je voyais des menteurs partout, je me méfiais, je redoutais qu’on me prenne pour une poire.
Et puis j’ai réalisé que de toute façon, j’avais aucun scanner magique pour vérifier.
Depuis, j’ai pris un parti pris qui à la fois me simplifie la vie et à la fois est inévitable : je crois mes patients.
C’est MON PUTAIN DE JOB, de croire mes patients.
Des fois, souvent, je suis la seule personne sur terre pour les croire, pour être à côté d’eux et pas contre eux, pour les regarder avec bienveillance et pas avec méfiance, pour les prendre pour des adultes et pas pour des gamins qui cherchent à sécher l’école. La seule personne sur terre.
Dans un monde de plus en plus policier, où des mecs avec un bandeau « Contrôle Qualité Travail » sur le bras accompagnent certaines de mes patientes aux chiottes, pour vérifier qu’elles n’y passent pas plus de temps que le temps nécessaire à un pipi réglementaire. Je vous jure, hein, j’invente pas. J’ai eu deux patientes de deux entreprises différentes accompagnées aux chiottes à chaque fois, et surveillées par un mec qui pointait leur temps de miction.
Hey bin dans ce tsunami-là, des fois, je suis la seule personne sur terre à croire en leur bonne volonté.
Alors oui, je m’en cogne. Si deux ou trois fois sur cinquante on me mène en bateau, on me raconte des salades et des souffrances qui n’en sont pas, on essaie de me gratter un arrêt pas justifié, tant pis.
Il y a sept ans, j’étais terrifiée à l’idée de donner un arrêt injustifié à un mec pas vraiment malade.
Aujourd’hui, je suis terrifiée à l’idée d’en refuser un à quelqu’un qui souffre.
So sue me.
Tant pis. Tant pis, merde, si des fois je me fais prendre pour une poire. J’assume.
C’est mon rôle, de faire confiance à mes patients et de les croire et de les soutenir. Et s’il faut quelqu’un pour aller dénicher le un sur cinquante qui a menti, ce ne sera pas moi.
Et je ne vous raconte pas tous ceux qui refusent mes arrêts, inlassablement, parce qu’ils ne peuvent pas, parce qu’ils ne veulent pas, parce que ça ne se fait pas. Tous ceux qui sont au bord de la falaise et que j’essaie d’éloigner, et qui me disent non, ça va.
Dans ma pratique, on me refuse beaucoup plus d’arrêts qu’on ne m’en extorque.
Vos mères, journalistes de France TV.
Non, je n’examine pas tous mes patients qui me racontent qu’ils ne dorment plus.
Parce que leur tension, là, je m’en cogne. Parce qu’ils ne viennent pas me voir pour que je leur dose leur cholestérol. Alors oui, j’ai dû arrêter quelques fois dans ma vie des mecs qui m’ont prise pour une pomme, qui voulaient passer un week-end avec leurs potes et qui ont bien rigolé en leur racontant comme je les avais arrêtés juste en les croyant sur parole. Au nom de tous les mecs que j’ai été la seule à écouter, la seule à entendre, la seule à croire, tant pis.
Mon job, c’est d’être aux côtés de mes patients. C’est pas d’être flic, ou directeur de conscience.
Mon boulot est assez dur comme ça, je me contente d’essayer de le faire.
Bref, sur Twitter à l’aube, je m’énerve bien.
Caméras cachées de mes couilles, de gens qui ont pas la moindre idée de ce qu’est mon boulot et qui viennent me donner des leçons à une heure de grande écoute.
J’inspire j’expire.
Il est maintenant 10h57, et je tombe là-dessus :
Ça, c’est un truc envoyé par Sophia, qui est genre pour faire vite une branche de la sécu qui propose aux patients diabétiques de les suivre de près et de leur envoyer des bons conseils par la poste 3 ou 4 fois par an, parce que leurs médecins sont vraiment des tanches pas capables de suivre des diabètes (en résumé).
Le bilan lipidique, je vous la fais en court aussi, mais depuis un moment, de plus en plus d’études disent qu’on s’en cogne.
En gros, l’histoire c’est qu’il vaut mieux donner des médicaments anti-cholestérol plutôt en fonction des facteurs de risques globaux, et pas en fonction du chiffre noté sur le papier. En gros, si vous êtes diabétique trop gros avec un père qui a fait une crise cardiaque à 40 ans, ça vaut sans doute le coup de vous donner une statine, même si votre chiffre de cholestérol sur le papier de la prise de sang est pas si pire, alors que si vous êtes un type mince en bonne santé qui fait du sport sans aucun antécédent, on ferait mieux de pas vous en donner même si le chiffre sur le papier est très vilain.
Je résume, hein.
Bref, perso, mes diabétiques à haut risque cardio-vasculaire qui ont déjà un médicament pour le cholestérol, j’arrête de leur doser. Parce que grosso modo, quel que soit le résultat, le médicament est indiqué pareil.
Bref, passons les considérations théoriques.
Arrêtons-nous sur le « Vos patients concernés ont reçu un courrier leur rappelant que vous êtes un gros naze qui fait pas ce qu’il faut pour leur santé. »
Je vais me permettre un AAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAH.
Qui es-tu, Sophia de mes fesses, qui ne connais pas mes patients, qui ne sais pas leurs frousses, leurs certitudes et leurs incertitudes, leurs représentations familiales, qui ne sais pas à quel point je bataille pour réussir à faire un bilan 1 fois par an à M. Bernard (qui en veut zéro), alors que je bataille pour faire un bilan 4 fois par an à Mme Michel (qui en veut dix), qui ne sais pas que M. Leduc prend tous les jours sa statine et des fois deux quand il a mangé un os à moelle, ni que M. Gras l’oublie un jour sur deux parce que le soir avec son travail il y pense pas, et que M. Fernand attend son bilan tous les ans comme le messie pour savoir s’il va faire sa semaine de jeûne ou non, et que Mme Bourgeois prend de la levure de riz rouge en plus parce qu’on ne sait jamais, qui es-tu, bordel de dieu, pour faire rentrer tous ces gens-là dans la même case en décidant que j’ai eu tort de ne pas leur faire un bilan inutile cette année ?
Et que vais-je dire à Mme Michel qui me réclame son cholestérol tous les deux mois, à qui je me suis échinée à dire que c’était pas la peine, quand tu lui auras envoyé ton courrier qui dit « Ahahah, ton médecin c’est rien qu’un sale mauvais qui aurait dû te doser le cholestérol » ?
Que fais-tu de la confiance que j’ai mis un ou deux ans à tisser, péniblement, avec mes petites mains et mes petits fils de laine rabibochés ?
Tu t’assoies dessus ? Ah oui, ok, c’est bien ce qu’il me semblait.
Mais mêlez-vous de vos fesses, Marie Jésus Joseph.
À ce stade-là, en 12 minutes sur Twitter et 40 secondes dans ma vie à moi qui remonte mon fil, j’ai déjà eu deux injonctions paradoxales et je suffoque.
Ahahah, les médecins qui écoutent leurs patients et qui les croient, et qui font des arrêts de travail qui coûtent des sous à la sécu.
Ahahah, les médecins qui écoutent pas leurs patients et qui leur font pas des bilans sanguins inutiles qui coûtent des sous à la sécu.
À ce stade-là, j’ai singulièrement envie de raccrocher la blouse.
Moi, qui ne vis que pour mon métier.
Il était 10h59, et je sentais de gros muscles verts poindre sous ma chemise de nuit et la déchirer. (C’est une image, j’ai pas de chemise de nuit.)
Du coup, j’ai repensé en arrière.
J’ai repensé à ma collègue, qui va fermer sa porte, parce que les statistiques de la sécu lui ont dit qu’elle faisait trop d’arrêts de travail.
Que je vous raconte un peu comment ça marche, les contrôles de la sécu.
Ils prennent une moyenne (genre combien de jours d’arrêt pour X patients par médecin), et ils prennent les 10% du dessus, et ils leur tombent dessus. « Vous faites plus d’arrêts que la moyenne de vos collègues » .
Si t’essaies d’expliquer que tu vis dans une zone défavorisée, pleine d’ouvriers qui se pètent le dos dans des usines malveillantes qui te surveillent quand tu vas pisser, ils te répondent : « Oui mais vous faites plus d’arrêts que la moyenne de vos collègues » .
Si t’essaies d’expliquer que tu vois 70% de gens de plus de 68 ans, contrairement à tes collègues, ils te répondent : « Oui mais vous faites plus d’arrêts que la moyenne de vos collègues » .
Et on cause en pourcentage, hein.
C’est-à-dire que le mec qui voit 85 patients par jour sans sourciller, qui fait des consults de 5 minutes, qui facture des trucs que toi tu fais 8 fois par jour en acte gratuit (l’ordonnance de semelles orthopédiques pour une petite de 6 ans aux pieds plats, le renouvellement de passage infirmier pour 6 mois pour un patient grabataire, le renouvellement d’INR pour ton patient sous AVK, juste un vaccin entre deux parce que tu l’as déjà vu et examiné il y a quatre jours et que tu fais juste l’injection et que con comme tu es tu fais pas payer, l’ordonnance de Doliprane pour la mère que tu connais et qui en a besoin sur la consultation de la fille, je m’arrête là parce que vous voyez mais j’en fais bien 6 à 10 par jour), bref, le mec qui fait 85 consultations par jour dont 10 actes qui devraient être gratuits qu’il fait payer parce que hey, en passant juste la carte vitale personne ne voit rien, bin son ratio d’arrêts de travail sera vachement meilleur que le tien, pauvre con qui a expliqué aux gens qu’il ne sert à rien de consulter pour un rhume, qui a fait des vaccins et lu des bilans biologiques et des IDR entre deux sans faire payer, qui a appelé deux ou trois patients inquiets pour leur donner des conseils gratuits au téléphone et expliqué que la consultation en urgence aujourd’hui c’était pas la peine.
Ce mec-là sera jamais emmerdé par la sécu. Parce que son ratio est super bon. Parce qu’il reconvoque les otites à J3 pour vérifier.
Parce qu’il renvoie à d’autres les patients un peu trop chiants, un peu trop lourds, un peu trop malades, un peu trop pas rentables.
Il a des chiffres fabuleux, pour la sécu. Voilà un médecin comme il faut. Voilà un médecin qui n’arrête pas trop.
Et ma consœur, on lui tombe dessus. On lui explique qu’elle fait mal. On lui explique que statistiquement elle est pire que les autres. STATISTIQUEMENT, hein. C’est-à-dire qu’elle est dans la tranche du haut. Donc on lui explique qu’elle est le dernier wagon du train, celui où il y a le plus de morts, et que pour bien faire on va supprimer le dernier wagon. Une fois le dernier wagon supprimé, l’avant dernier deviendra le dernier, et on lui tombera dessus parce qu’il est le dernier.
Elle va partir.
Alors qu’elle est le médecin que vous voudriez tous avoir.
J’ai repensé aussi et j’ai la flemme de vous chercher le lien à cet article sur les infirmiers libéraux qui coûtent trop cher.
Les énarques, sur leurs petits sièges en velours, ont vu des chiffres. Ohlala les dépenses de soins infirmiers en ville augmentent trop beaucoup. Ils coûtent trop cher. Il y a sans doute des abus. Contrôlons-les, réduisons-les, assommons-les.
Qu’on soit très clairs, on parle des tarifs des infirmiers à domicile. Genre 3 euros pour une prise de sang et 7 euros pour un pansement difficile de 20 minutes. REMBOURSÉS.
Les chiffres sont limpides : ça augmente !! SCANDALE !
Alors qu’on fait des plans de réduction des coûts hospitaliers, qu’on fait sortir les gens de l’hôpital de plus en plus tôt après une opération pour économiser des sous, qu’on les balance à domicile 48h après leur chirurgie parce que hey, l’hôpital c’est pas l’hôtel, que les gens vieillissent et vivent à la maison de plus en plus vieux, figurez-vous que c’est pas dieu possible les coûts des infirmiers à domicile augmentent !
Alors la solution est simple, c’est qu’ils sont trop payés ou trop nombreux et qu’il faut diminuer l’offre.
Idem pour les transports, sur un autre article que j’ai re la flemme de vous chercher. Le coût des transports augmente, il y a fraude. Les médecins font des bons de transports de complaisance, je ne vois que ça.
Mon lapin. On a de plus en plus de vieux, on a de plus en plus de pauvres, on a de plus en plus de mis de côté de la société qui ne veut plus d’eux, on a de plus en plus de gens sortis manu militari de l’hôpital parce qu’ils coûtent trop cher, et la seule explication que tu vois au coût des soins infirmiers à domicile et des transports qui augmente c’est que les gens abusent et que les médecins sont complaisants ?
Et je te paye avec mes impôts pour mobiliser tes trois neurones pour arriver à ces conclusions-là ?
Je m’emporte, pardon.
J’ai atteint le point « Et c’est avec mes impôts ! », c’est le signe que je dois sans doute arrêter de parler.
Mais tu vois, je suis la fille qui ne vit que pour son métier, qui ne se définit que par ça, qui ne serait rien sans lui, et à qui tu as donné envie, en 12 minutes sur twitter, de tout plaquer et d’aller dresser des ours en Auvergne.
Alors que je connais même pas l’Auvergne et que si ça s’trouve c’est moche et y a pas l’ADSL.