Réalisant l’écrasante vacuité de construire des châteaux pour avoir des bonus pour construire un restaurant pour débloquer des niveaux pour construire une maison pour gagner de quoi élever des dragons pour faciliter la progression dans un Candy-Crush-like histoire de patienter entre deux régénérations de vie dans Candy Crush, je me suis dit que j’allais essayer de faire quelque chose d’un peu productif.
Comme vous raconter mon premier stage d’externe.
Plus précisément, le début et la fin de mon premier stage d’externe.
C’est-à-dire un peu moins le début et un peu moins la fin de mon premier stage d’externe que , où j’ai vraiment raconté le tout début et la toute fin de mon premier stage d’externe. (Prenez le temps de lire, pardon, mais c’est important pour la suite.)

Service des urgences, donc.
Ça doit être ma quatrième ou cinquième garde dans le service, c’est-à-dire la quatrième ou cinquième garde de ma vie. On est entre chien et loup, mais plutôt côté très très loup. C’était surtout histoire d’utiliser « entre chien et loup » parce que c’est joli.
Je suis en train de remonter le couloir des urgences, probablement pour aller sauver une vie, et je croise je ne sais plus qui. Un chef, ou un interne, ou peut-être un infirmier. En tout cas un supérieur hiérarchique. (Quand tu es à la cinquième garde de ta vie, qui que tu croises EST un supérieur hiérarchique.) Qui m’alpague.

– Hey ! Tu sais t’habiller ? demande-t-il/elle supérieurement.
– Heu… Oui ? (Le point d’interrogation figure la timidité du oui.)

(« S’habiller », dans la bouche d’un supérieur hiérarchique à l’hôpital, c’est pas « enfiler vaguement un pantalon et un t-shirt le matin ». Ça, ils savent a priori que je sais faire, et je ne saurais pas que ça changerait encore pas grand-chose. « S’habiller », c’est « s’habiller en tenue stérile pour aller aider un chirurgien à chirurgier, en tenant des écarteurs ou une jambe ou les deux. »
C’est-à-dire se laver les mains dans le respect des règles de l’art et du temps imparti (dix minutes au moins), mettre une casaque stérile sans rien toucher avec ses mains sauf l’intérieur du champ stérile qui contient la casaque stérile puis l’intérieur de la casaque stérile elle-même, tournicoter sur soi-même pour fermer la casaque stérile, mettre des gants stériles sans rien toucher d’autre que l’intérieur des gants stériles et enfin ne jamais se gratter le nez. Ce qui a l’air idiot comme ça, mais qui se révèle à peu près aussi compliqué à faire que la phrase pour l’expliquer est longue et pénible à lire. C’est un des trucs qu’on apprend en premier quand on fait un stage de chirurgie, et qui nous est généralement expliqué par une infirmière de bloc de mauvaise humeur.
C’est une bête histoire de + et de – (le non stérile touche le non stérile, le stérile touche le stérile), mais ça devient assez systématiquement la toute première raison d’angoisse et de sueurs froides des médecins en devenir. Faire une faute d’asepsie, c’est la honte. Ça vous marque au fer rouge pour les siècles des siècles, alors que vous savez pertinemment que vous en ferez une tôt ou tard. Tout le monde en fait une tôt ou tard (ou tôt et tard au demeurant.))

Moi, il se trouve que coup de bol, je SAIS.
Parce que j’ai eu un stage de post-P1 en orthopédie tout à fait génial que je vous raconterai à l’occasion.
Je sais même faire des nœuds de chirurgien avec les fermetures de mes sacs-poubelles, c’est dire si j’ai de l’avance sur le cursus.

Bref, je sais m’habiller.

– Très bien ! me supérieure-t-on, le chef a besoin de toi pour une appendicectomie. Le bloc, c’est au fond du couloir après la salle de plâtres à gauche, ensuite droite droite, vers la radio mais gauche avant et tout droit.

Ok.
Ok ok ok, le chef a besoin de moi pour une appendicectomie. Très bien très bien. Je vais assurer. Ça me connaît, les appendicites. Je suis la reine de l’appendicite, tout va se passer comme sur des roulettes. J’en ai diagnostiqué une le mois dernier, c’est dire si moi et l’appendicite are interfacing.
Je vais au bloc, et je n’ai pas le souvenir de m’être perdue, ce qui prouve probablement que la mémoire est une chose faillible.

Quand j’arrive, le chef, un grand costaud géant avec une énorme barbe rousse (on sait qu’elle est énorme quand elle dépasse du masque) est déjà en train de se laver les mains.
Je demande en bafouillant à peine si c’est bien ici qu’on a besoin de moi pour une appendicite, je dis bonsoir monsieur, et je commence à me laver les mains en priant tous les dieux que je connais (autant dire pas lourd) pour que le chef ne s’attarde pas trop sur la bave orangée dégoulinante qui me sert de vaporeuse mousse dorée.

– T’as déjà fait une appendicite ? qu’il me demande en vaporeusant à qui mieux mieux.
– Heu, non. (réponds-je)
– Bon, tu vas voir, c’est pas compliqué, je vais te laisser faire. C’est vraiment tout simple. Tu commences par faire une incision sur la ligne de mac burney, de deux centimètres environ…

Là, assez bizarrement avec le recul, je n’ai pas paniqué.
Enfin, c’est-à-dire que j’ai paniqué normalement. J’ai paniqué comme avant de me laver les mains ou de faire un plâtre ou de rentrer dans la chambre d’un patient.
Le mec avait une voix tellement posée, il avait dit avec tellement de certitude inébranlable que c’était pas compliqué et que je pouvais le faire que je me suis dit un mélange de « Oh sainte marie mère de dieu », de « Oh, bon, ok, je vais faire une appendicectomie », et de « Je crois voir un peu de mousse vers mon auriculaire droit, hourra ! ».
C’est-à-dire que dans un monde où mettre des gants stériles est une épreuve initiatique redoutable, on finit par ne plus saisir vraiment les nuances.

Les mots me parvenaient d’à moitié loin (blabla péritoine, blabla fascia, blabla dans le sens des fibres) quand un grand type maigre est rentré dans la pièce.
– Pardon, il a dit, je viens pour l’appendicite, je suis en retard mais j’ai été retenu par une urgence.

Le grand costaud roux a tourné lentement sa tête majestueuse vers l’intrus, puis a dit : « Mais, vous êtes qui ? »
« Bin je suis l’interne », a dit l’interne.
Le chef a dit : « L’interne ?? »
Ma tête a dit : « Aaaaaaaaaah ! »

Le chef s’est tourné vers moi. Il a dit : « Mais alors VOUS, vous êtes qui ? »
Ma tête a dit un mélange de « Mais voilààààààààà ! », de « Merci jésus oh merci merci mon dieu » et de (très très lointainement, à peine audiblement) « Oh, zut ».
Ma bouche a dit « Bin, heu, l’externe… »

Le chef a mugi : « L’EXTERNE ??! »
Ma tête a dit : « C’en est fini de moi, tant pis, je ferai dresseuse d’ours finalement, c’est bien aussi dresseuse d’ours. »
Ma bouche a dit « Heu, oui. »

Et puis contre toute attente, il s’est mis à rire tonitrualement. D’un rire de gorge intarissable parfaitement assorti à son énorme barbe rousse.
Il a dit que j’étais géniale, qu’il avait jamais vu ça, une externe prête à faire une appendicectomie sans broncher, que j’avais un sacré cran et que c’était génial.

Je n’ai strictement aucun souvenir de l’intervention ou de quoi que ce soit qui ait pu suivre après.

Je recroisé Barberousse fugacement quelques fois.
Il n’a jamais été mon chef, mais on a partagé quelques fois les mêmes gardes. De loin. Jamais un patient en commun. Je n’ai jamais su son nom, par exemple.

Et puis mon stage s’est passé.
Plutôt bien.
J’étais appliquée (un peu besogneuse), impliquée (un peu hystérique), présente (un peu pot de colle), mais en restant discrète (un peu morte de trouille).
J’ai adoré ce stage, et je n’en ai pas perdu une miette.

Sont arrivés le dernier jour (ou l’avant dernier, ou tout comme), l’évaluation, la note et les adieux.
J’ai récupéré mon dossier un peu tremblante, pour découvrir que j’avais eu une note moyenne, pas vraiment médiocre mais vraiment pas bonne. Une note entre chien et loup.
J’ai été un peu déçue quand même d’avoir strictement la même que collègue-qui-arrivait-toujours-en-retard-et-disparaissait-toujours-une-heure-plus-tôt et que pétasse-qui-avait-annulé-six-gardes-à-la-dernière-minute-pour-des-prétextes-fallacieux.

Et puis j’ai recroisé Barberousse cette matinée-là.
Il m’a demandé : « Au fait, c’est quoi ton nom ? »
– Jaddo Jaddo, j’ai dit.
– Jaddo ?! Mais c’est moi qui ai fait ton évaluation ! Zut, si j’avais su que c’était toi, je t’aurais mis une meilleure note.

Donc, j’avais eu une note injuste par un type qui n’avait strictement aucune idée de qui j’étais, et qui m’aurait notée plus justement mais pour une raison encore plus injuste s’il l’avait su.
C’est une chance que personne, nulle part, n’en ai jamais eu quoi que ce soit à branler des notes des externes à l’hôpital.

 

 

Et puis, pour être tout à fait honnête, le Barberousse d’ici et le grand black de là-bas, en vrai c’est la même personne. (Imaginez-le maintenant comme bon vous semble.)
C’était aussi pour lui dire : « Hey, j’ai arrêté de fumer. »