L’amor y a
19 février, 2012
Je sais pas bien pourquoi je suis amoureuse comme ça des Martin.
Ils n’ont rien d’exceptionnel, les Martin, et pourtant à chaque fois que j’arrive au cabinet du Dr Carotte et que je les vois sur le trottoir, j’ai le petit chaud au cœur d’une journée qui commence bien. Faut dire qu’ils m’aiment bien aussi ; ils viennent toujours le vendredi maintenant. Et j’ai bien l’impression qu’ils s’illuminent un peu quand j’arrive.
Lui me fait un gros clin d’œil appuyé, elle sourit timidement en faisant un petit hochement de tête avec les yeux d’un gamin devant une boîte de cookies.
D’ailleurs avec le temps, j’ai développé une alarme à Martin. Sur la route du cabinet, quand je me dis « Tiens, ça fait longtemps que j’ai pas vu les Martin » , ça ne loupe pas, ils sont là. Métronome réglé sur trois mois.
Il ressemble à Obélix, elle ressemble à Bonemine après quinze ans de régime.
Il devient doucement frontal avec le temps. La deuxième ou troisième fois, alors qu’ils étaient venus un jeudi et que d’habitude c’est pas moi le jeudi, en me voyant ouvrir la porte il avait beuglé dans la salle d’attente « OOOH ! MAIS C’EST LEUH PETIT DOCTEUR AUJOURD’HUI !! ».
Ça m’aurait énervée d’à peu près n’importe qui, ça m’avait touchée dans sa bouche.
Ils viennent tous les trois mois, pour Monsieur. Madame pourrait allègrement venir tous les six, mais j’avais bien vu que ça l’avait contrariée quand je l’avais proposé. Va pour trois mois.
On commence par Monsieur, toujours. Je me fais rapidement une idée de l’ordonnance, en fonction de si je l’entends siffler de derrière mon bureau ou non. On passe dans la salle d’examen, il fait une blague ou deux, parfois à base de « Ah, si j’avais vingt ans de moins ! » (trente, tu seras gentil…), je l’examine, on discute, il refait une blague ou deux, il se rhabille pendant que je renouvelle son ordonnance devant Madame dans un silence concentré.
Il est gigantesque, sensiblement aussi large que haut, il est diabétique hypertendu BPCO, il a une voix de basse même si j’aurais préféré dire « de baryton » parce que le mot est super plus joli, et l’autre jour, alors que je le croisais dans la rue sur le chemin du cabinet, on a échangé deux mots, il a fait un bisou sur sa main et il a posé sa main sur ma joue.
De plus en plus frontal, mais je l’aime de plus en plus.
Ensuite, je m’occupe de Madame. Elle tremble de plus en plus, mais ça ne la gêne pas et ça n’inquiète pas le neurologue.
Elle a toujours 18 de tension, je la fais toujours se reposer 5 minutes, et elle a toujours 17 après.
Je mens, je lui dis qu’elle a 15, parce qu’on sait bien toutes les deux qu’elle a 13/7 chez elle.
« Je suis émotive, hein ! » , qu’elle me dit, à chaque fois.
« Bin forcément, vous venez de me parler de votre fils… » , que je lui réponds, à chaque fois.
Elle est contrariée, avec son fils. Toujours, pour trois fois rien. Il a pas appelé, ou il a pas rappelé. Elle m’en parle à voix basse tous les trois mois.
Et puis elle s’inquiète pour Monsieur. À voix encore plus basse.
Il ne peut plus l’emmener danser depuis quelques années déjà, elle qui aimait tellement ça. Elle se fait du souci pour lui.
Je retourne faire son ordonnance à elle pendant qu’elle essaie péniblement de se reposer pour faire baisser sa tension d’un ou deux points.
« Elle s’inquiète pour moi » , qu’il me dit à voix basse.
Faut que je me méfie, à trop les aimer. C’est le seul de mes diabétiques pour lequel j’ai oublié le contrôle bio pendant quasi dix mois. Dix mois sans hémoglobine glyquée. L’autre jour, je me suis rendu compte en remplissant un dossier administratif que je ne savais même pas s’il fumait. Un patient BPCO, que je vois tous les trois mois. Aucune putain d’idée de s’il fumait.
Par contre, je sais qu’ils ont marié leur fille en Normandie en mars, et je connais par cœur ses mains rugueuses.
Ce n’est pas bien, un jour je passerai à côté de quelque chose, fatalement, à bien les aimer comme ça.
Ils sont rentrés dans le cabinet côte à côte.
Jamais vus.
Indiens, ou Pakistanais, ou un truc du genre.
Elle m’a fait le grand sourire des femmes qui ne parlent pas un mot de français.
(Je suis pas dieu capable de vous expliquer pourquoi, mais le sourire « Je-fais-style-genre-je-parle-pas-français-mais-t-inquiète-pas-que-je-comprends-tout » et le sourire « Je-pigne-VRAIMENT-pas-un-mot » sont vraiment très distinctement reconnaissables.)
Il a pointé son ventre du doigt. Il a dit : « Elle bébé, et… Bébé. Nous pas vouloir. Pas pouvoir Bébé. »
Encore une consultation facile.
Ils sont arrivés avec 12 minutes de retard, parce qu’ils sont très occupés, et qu’à chaque fois on attend. Madame avait rendez-vous seule, mais elle vient avec Monsieur puisque ce sera rapide, et qu’il n’y a que des ordonnances à faire, et qu’ils vont me dire quoi.
Monsieur a juste besoin de faire « un bilan des cinquante ans ». Madame se tient à côté, raide comme la robe austère de la justice sous laquelle je vous raconte pas © . Dans le bilan, Monsieur voudrait aussi le test de la prostate, là.
Du coup, j’essaie d’expliquer que ce n’est pas si simple. À mesure de mon discours, que je tiens en regardant Monsieur bien dans les yeux, je sens Madame dans le coin gauche de mon champ visuel se durcir encore, comme si c’était Dieu possible.
La commissure de sa bouche se met à trembler de plus en plus perceptiblement.
J’accroche tout ce que j’ai d’ancres dans les yeux de Monsieur.
Erreur de débutante, aggravée sans doute par mon historique avec Madame, avec qui les consultations se passent toujours super mal.
Madame explose au milieu d’une de mes phrases. Parce que pardon, mais elle travaille au ministère, et si ce que je raconte avait un tant soit peu de bien fondé elle en aurait entendu parler quand même. Et c’est bien la première fois qu’elle entend « une chose pareille », et on se demande quel genre de médecin je suis, et que c’est criminel, de ne pas vouloir dépister un cancer à quelqu’un.
Je laisse l’orage passer en silence, j’attends qu’elle ait fini, j’ouvre la bouche enfin et je dis que la rombière, elle va la mettre en sourdine trois minutes et décaniller de mon cabinet, ou alors curer la prostate de son mari elle-même à la main puisqu’elle est si maligne.
Dans ma tête.
Dans ma bouche, telle le couard roseau, je propose des liens, un peu de lecture, qu’on est pas aux pièces et qu’on pourra en reparler la prochaine fois.
J’ai revu monsieur seul, un bon dix mois plus tard.
Il n’a pas fait le reste du bilan, pis il a paumé l’ordonnance, et d’ailleurs de toute façon dix mois plus tard elle est plus valable.
Je relance la question des PSA.
« Ah, oui, j’ai lu les trucs que vous m’aviez donnés… C’était intéressant, hein, c’est vrai que ça donne à réfléchir. »
Quelques secondes de silence, il ajoute « Moi je suis d’accord avec vous… »
Quelques secondes de silence, ses yeux partent en haut à droite, il examine un truc intérieurement et il souffle :
« Bah, faites-les moi pour Madame… »
Ils ont un accent espagnol à couper au couteau. Deux vaches espagnoles, mais des toutes petites vaches.
Des petites vaches mignonnes de 85 ans.
Ils viennent toujours à deux, même quand c’est seulement pour un.
Cette fois, c’est pour les deux. Ils vont bien, c’est juste pour remettre les médicaments, là.
On fera semblant d’oublier son cancer en veille cette consultation encore.
Il entre dans le cabinet en brinquebillant, la tête à hauteur des épaules et le menton sur le sternum, à cause de son dos qui se gondole. Elle le talonne. Ils sourient.
Lui il a un peu mal aux mains, il s’y est fait, mais quand même ça bloque et ça rouille le matin. Il a un peu de mal à écrire, même s’il écrit moins qu’avant. De toute façon c’est elle qui fait les chèques, il dit en se marrant et en lui jetant un œil en coin.
Pendant que je pose les questions d’usage à Madame, je le vois qui fixe quelque chose derrière moi.
Je me retourne, je regarde le tableau du Dr Carotte accroché derrière moi, je le regarde.
Son œil s’allume. « Non, mais… Je me suis toujours demandé, mais… Qu’est ce que C’EST que ça ? » Il se marre tout ce qu’il peut à l’intérieur. Il essaie faire sérieux, il essaie très fort de préparer une blague pince-sans-rire, mais sa malice diffuse de la lumière par tous les pores de sa peau. N’est pas anglais qui veut, et lui est décidément franchement espagnol.
« Non mais c’est un tableau ça ? C’est quoi, vraiment ? »
Il se marre comme un gamin.
Il fait semblant d’engueuler Madame qui ne retrouve pas la carte vitale, il peste, il fait mine, elle fait semblant d’être contrite et elle se marre avec lui.
Dans la salle d’examen, je revois son œil qui s’allume devant l’autre tableau du Dr Carotte.
Il me voit qui le vois, il sait que je sais qu’il prépare une blague, il ricane doucement et puis il dit « Non mais quand même, le Dr Carotte… Il a mal goût, hein ! »
J’éclate de rire. Je le fais répéter deux fois, juste pour savourer de l’entendre répéter.
Je repense à notre première rencontre, quand je l’avais trouvé odieux.
Agressif, inarrêtable, remonté contre la terre entière, disant tout le mal du monde du Docteur Carotte, des médecins du monde entier, et dans la foulée de moi qu’il rencontrait pour la première fois, exigeant des réponses, ne les écoutant pas. Une boule de foudre débaroulée en trombe dans le cabinet, antipathique au possible.
Madame était méchamment malade.
Ils viennent à deux. Trentenaires. Le rendez-vous est pour lui.
Je l’avais déjà vu quelques semaines auparavant pour une gêne au pénis, un truc qui le chatouillait un peu sur le gland, et comme elle avait eu des condylomes peu de temps avant, il s’inquiétait.
Il n’y avait rien à l’époque, un pénis parfait. J’avais expliqué que les condylomes, ça va ça vient, ça peut revenir d’une infection ancienne, comme l’herpès, que ça ne voulait rien dire.
Il s’inquiétait aussi d’avoir pu choper le VIH, parce qu’à quelques reprises ils avaient fait l’amour sans préservatif.
Ils avaient fait des tests récemment tous les deux, négatifs tous les deux. J’ai mis un moment à piger le sujet de son inquiétude. Il pensait que le VIH, ça s’attrapait comme un gamin : au hasard, comme ça, en faisant l’amour sans protection. Génération spontanée de VIH. Il ne savait pas qu’il fallait que le partenaire soit séropositif pour transmettre l’infection. Il avait été vachement rassuré.
Bref, entre-temps, un truc a poussé, là où ça le démangeait quelques semaines avant.
On passe tous les deux dans la salle d’examen, je jette un coup d’œil, et oui, y a pas à tortiller du cul, c’est un condylome.
Je suis encore penchée entre ses cuisses qu’il se met à beugler au-dessus de ma tête :
« AH ! TU VOIS ! T’ENTENDS ? »
La réponse hurlée parvient de la salle d’à côté : « BIN OUAIS, J’AI ENTENDU ! PARDOOON, J’T’AI DIT ! »
Ils sortent main dans la main pendant qu’elle lui explique à l’oreille comment on met l’Aldara.
J’aimais bien cette fille. Vingt-trois ans, fraîche comme la rosée, souriante, toujours polie, toujours contente.
Elle s’était assise devant moi, je l’avais reconnue (Je l’aime bien, elle) sans la reconnaître (Je sais plus son nom ni pourquoi elle était venue la dernière fois).
Elle m’avait déposé un test de grossesse sur le bureau avec un sourire radieux.
« Ça y est ! »
J’avais jeté un œil sur le dossier, la consultation précédente, une vague histoire de sinusite.
Quand elles me disent qu’elles sont en essai-bébé, la plupart du temps on en discute à mort, j’écris plein de trucs dans le dossier, je prescris de la Spéciafoldine, des prises de sang, tout ça.
Là, rien, une sinusite.
Je m’étais dit que sans doute, j’avais dû poser la question au moment de la prescription d’AINS, qu’elle avait dû répondre un truc elliptique genre « Pas encore » que je n’avais pas interprété aussi fermement qu’il avait été dit.
Bref, ça se finit par une première consultation de grossesse, avec plein de conseils et de paroles et de sourires.
Et puis quelques semaines après j’ai reçu ce type que je détestais. Un type que je détestais depuis longtemps. Sans raison valable en dehors de mon alarme-à-moi-que-j’ai. Vaguement chiant et hypocondriaque, mais j’ai plein de patients chiants et hypocondriaques que j’adore. Lui, il me faisait du froid dans le bide sans explication valable. Winter is coming.
Il me raconte que sa copine est enceinte, qu’elle ne se rend pas compte, qu’elle est trop jeune, qu’ils ne sont pas ensemble depuis assez longtemps, qu’elle ne veut pas avorter parce qu’elle a peur que ça la rende stérile à ce qu’elle dit, et il me demande les arguments médicaux qu’il pourrait lui opposer, ce qu’il pourrait lui dire pour qu’elle comprenne qu’elle peut avorter sans crainte de conséquences physiques.
Alors oui, forcément, vous vous avez déjà tout compris, alors que pour moi à l’époque ils n’étaient pas encore dans le même paragraphe d’une même histoire. J’ai dû prendre le temps de relier les deux personnes et les deux consultations dans ma tête. Ça m’a un peu secouée quand j’ai fait le lien.
La consultation d’homme-qu-on-déteste qui demande d’un point de vue médico-médical les arguments anti-crainte-de-l-IVG à donner à la fille-au-sourire-radieux de la semaine dernière dont on vient de se rendre compte qu’elle était en couple avec lui, laissez-moi vous dire que ça a été un vrai bonheur.
J’ai revu la fille la semaine d’après, en larmes.
La semaine suivante, et la semaine suivante, et les semaines d’après.
Et je vous passe les détails, je vous passe le sordide, les choses qu’il lui a dites juste avant et juste après l’avortement. Un pervers comme dans les livres.
Avec cette nuance près que je n’avais que sa version pour elle. Et, aussi, c’est vrai, mon alarme dès les premiers jours contre lui.
Je l’ai revue aussi 15 mois après. Avec exactement la même histoire, une IVG en plus, et la prochaine, peut-être, en préparation.
Autant la première fois j’avais tenu. J’étais restée derrière ma blouse, j’avais mis tout ce que j’avais de stéthoscope entre nous pour dire « Et, vous me dites que vous hésitez parfois à le quitter… Quelles seraient les raisons de rester ? … RIEN ? OH TIENS DONC HUM HUM HUM…. »
Cette fois-là j’ai craqué. J’ai entendu ma bouche dire « Non mais là faut PARTIR hein… »
Je crois qu’elle est partie. Je ne sais pas.
J’ai toujours la frousse de le revoir lui, pour un rhume ou une sinusite.
Je ne pense pas pouvoir être encore son médecin à lui, et je ne pense pas pouvoir lui dire que je ne peux pas sans rompre le secret médical que j’ai vis-à-vis d’elle.
On les tient à domicile depuis une dizaine d’années.
Elle a un Alzheimer grave, il s’occupe d’elle tout ce qu’il peut et on essaie tous de ne pas voir qu’il débute le sien lui aussi.
Il m’appelle régulièrement, tous les vendredis, en criant « C’EST RAYMOND ! »
Il s’offusque tous les vendredis que le Docteur Carotte ne soit pas là, il s’indigne tous les vendredis à seize heures trente que je ne puisse pas faire une visite à domicile là maintenant tout de suite parce que bientôt faudrait choisir quand on tombe malade, il m’explique tous les vendredis que là sa femme ça va plus du tout, et il raccroche tous les vendredis en disant « Bon, vous direz à Carotte que Raymond a appelé ! »
J’ai fini par réussir à les voir en vrai, à l’occasion de quelques visites programmables.
Il appelle toujours en urgence, et quand j’arrive, il ne sait plus du tout qui je suis, il est surpris de me voir là, et il ne sait plus du tout pourquoi il a appelé.
Elle, elle est toujours souriante, elle est toujours contente de me voir, elle ne sait plus trop pourquoi mais elle sait qu’elle m’aime bien.
Elle a cet humour des Alzheimers que j’adore, cette façon de faire une pirouette pour masquer l’oubli.
Le même humour que Monsieur Desfosses. L’année dernière, je l’ai reçu en consultation pour la troisième ou quatrième fois. J’avais mon T.Shirt bizarre noir, avec des manches longues, coupées au premier quart du bras, en haut, avec des épingles à nourrice qui relient le haut de la manche avec les trois quarts restants, sur un demi-centimètre de peau apparente. Je lui ai demandé s’il se souvenait de moi, je lui ai dit qu’on s’était déjà vus il y a quelques mois. Son regard s’est perdu un instant, puis il a pointé le haut de mon bras de l’index et il a dit : « En tout cas, vous avez bien grandi depuis la fois dernière ! »
Voilà, cet humour-là.
Bref, Raymond et sa femme, ils ne savaient encore plus pourquoi j’étais là.
La fois d’avant, elle se grattait, alors il lui avait mis des crèmes, mais elle se grattait encore. J’avais regardé la table basse, où étaient alignées les crèmes. Dexeryl, Locapred, Ketoderm, Huile de lavande, Amycor, Vaseline, Vinaigre balsamique.
Je jure que je n’invente rien. Il s’étonnait que ça gratte encore.
Bref, cette fois-là, j’y vais, en urgence. Ils m’accueillent d’un œil rond, ils n’attendaient personne.
Je demande ce qui ne va pas à Madame qui trottine depuis la salle de bains pour nous rejoindre au salon.
Elle se tait quelques secondes, empoigne son pantalon deux fois trop grand à la taille, et dit : « Ce qui ne va pas… Ce qui ne va pas… Bin mon pantalon, vous voyez bien. »
Je me marre. Elle se marre, contente que sa blague ait réussi. Monsieur finit par se marrer un peu aussi, mais il continue à avoir l’air inquiet.
Je reviendrai la semaine prochaine, pour voir.
Il est portugais, il est français.
Lui est bloqué à domicile, lui va plutôt bien.
Ils ont 65 et 68 ans.
Il vient me chercher au cabinet les ordonnances pour lui.
Il arrive difficilement à marcher, plus du tout à bander, ils supportent courageusement tous les deux.
Je me dis que ça n’a pas dû être facile pour eux il y a trente ans.
Elle rentre dans le bureau d’un pas lent et mesuré, dans sa robe bleu marine avec des gros boutons dorés.
Elle me serre la main, me sourit, elle s’assied face à moi.
Elle sort sa petite pochette qu’elle ouvre en deux. Dans la poche du bas, sa dernière ordonnance. Dans la poche du haut, séparée en deux, sa carte vitale et sa dernière prise de sang. Elles sont rudement bien pensées, ces pochettes.
Elle vient juste pour son renouvellement.
J’ouvre son dossier. Dernière consultation il y a trois mois. Un mot, il y a un mois : « Courrier : mari décédé (décomp cardiaque et pneumopathie d’inhalation) »
Je me bénis un peu intérieurement de faire ma maniaque des courriers et des dossiers tous les samedis.
Je prends des nouvelles doucement.
Elle va bien.
« Il faut bien faire aller, vous savez. »
Elle dort, elle mange, ses enfants sont présents.
Je demande combien de temps ils ont été mariés. Elle me dit qu’elle est contente que je pose la question. Elle souffle « Soixante-deux ans » avec un petit sourire fier.
Ils viennent à deux. Ils sont jeunes, il est noir, elle est blanche, ils sont magnifiques.
On dirait une pub Benetton, mâtinée de matinées Ricoré.
Elle est tombée dans l’escalier et elle a mal aux côtes.
Je l’examine, sous les yeux attentifs de Monsieur qui nous a suivies dans la salle d’examen.
Je raconte toujours que l’œil du médecin, ahahah, hyper professionnel, aucun sous-entendu, jamais, rien à voir, aucun lien entre les deux côtés de la barrière.
Elle, je m’en souviens comme une des deux fois dans ma vie où j’ai été troublée. Malgré moi, un machin non professionnel qui a surgi pendant que je l’examinais. Deux fois dans ma vie, hein.
Elle était vraiment, vraiment belle. Un corps et un ventre parfait, à rendre jalouse n’importe qui.
Il était vraiment beau, et ils étaient amoureux que ça transpire de partout et que ça t’emplit ton cabinet.
J’ai posé quelques questions, pour comprendre un peu comment elle était tombée, si ça avait cogné devant ou derrière, tout ça. Elle a rougi furtivement, elle a lancé un regard en coin à son amoureux.
Elle a dit quelque chose à voix basse à base de qu’y fallait me le dire, que c’était pas grave.
Il a acquiescé, doucement et sérieusement, qu’il valait mieux le dire. Il a regardé ses pieds.
Elle m’a dit en chuchotant qu’ils avaient fait l’amour trop fort et qu’elle s’était fait mal.
Il avait visiblement envie de mourir, d’avoir cassé son amoureuse.
Eux aussi, ils viennent en couple, à chaque fois, en se rythmant sur celui qui doit venir le plus souvent.
Je ne sais plus bien pourquoi, mais à elle, on lui fait des MMS régulièrement.
Pas « souvent », hein, mais régulièrement. Mettons une fois par an.
À leur demande à eux deux, je crois.
Et je le vois bien, qu’il lui a fait répéter, le matin même.
Quand elle ne sait plus, elle se tourne vers lui d’un quart, discrètement.
Il fait bouger ses lèvres, discrètement. Il lui souffle.
Ils trichent, main dans la main.
Je vois bien qu’ils trichent, et je lui mets à elle le score qu’ils ont obtenu à deux.
Sans remords, parce que c’est le score qui me semble le plus vrai.