I see dead people…
30 juin, 2008
Allez hop, celui-là pour me faire mousser un peu.
Parce que des fois, le sixième sens, ça marche et ça s’explique sans doute, mais là tout de suite pas comme ça pouf pouf.
Jeune turc de 28 ans, en France depuis toujours.
Vient me voir pour un genre de bilan pré-nuptial, même si ça existe plus tel quel.
Il va se marier dans quelques mois, et ils vont faire un bébé, et il voudrait vérifier que « les groupes sanguins sont bien compatibles ».
On cause un peu rhésus, tout ça, je lui explique que si la maman est rhésus positif, ça ne sert pas à grand chose de savoir son groupe à lui, je lui dis que ce serait pas mal de lui faire un bilan pré-bébé à elle aussi, j’enchaîne sur les sérologies, VIH, toussa.
A l’évocation du VIH, il rougit fortement, non non, c’est pas ça le problème, il voudrait savoir son groupe sanguin, pour savoir s’ils sont compatibles.
Il insiste il insiste, je lui dis que s’il tient vraiment à savoir son groupe, et qu’il ne l’a jamais fait, on peut effectivement lui faire faire une carte de groupe sanguin (pour ce que ça sert…), je ré-enchaîne sur les sérologies…
Rougissement à nouveau, on discute, on explique, et il finit par accepter avec un large sourire et un franc retournement d’opinion quand je lui dis que c’est bien aussi pour le bébé, de savoir…
Bref, c’est parti pour les sérologies, c’est parti pour le rendez-vous avec Madame, et ok, soit, c’est parti pour le groupe sanguin.
« Oui parce que vous comprenez, le groupe du sang, je voudrais savoir, pour le bébé… »
Ok. Il a dit huit fois le mot « groupe », six fois le mot « sang », et six fois le mot « compatible ».
Ca, c’est ce que je me dis après coup pour justifier ma question.
Sur le coup, je n’ai pas compris pourquoi ma bouche s’ouvrait pour articuler :
– Vous avez un lien de parenté avec votre future épouse ?
Bingo, cousins germains.
Super fière de moi.
Quelques indices…
30 juin, 2008
Elle vient pour un truc. Autre. Et puis quand même, elle signale qu’elle croit bien qu’elle est peut-être enceinte.
Voilà qui change la donne pour la gestion de l’autre truc.
– Ah ? Et qu’est ce qui vous fait penser ça ?
– Bin, j’ai arrêté ma pilule il y a 6 semaines, et j’ai pas eu mes règles il y a deux semaines.
(Mmm. Ok, t’as aussi le droit d’avoir des cycles par ARCHI réguliers juste après avoir arrêté ta pilule. Et puis certes, c’est possible, mais tu serais quand même dans le top ten des femmes les plus fertiles du monde)
– Mmm, oui, c’est possible d’avoir des cycles un peu irréguliers après l’arrêt de la pilule ; il y a d’autres signes ?
– Bin heuu…. J’ai des fois un peu le ventre qui tiraille…
– Oui…
– Et pis l’autre matin j’ai eu un genre de pesanteur dans les seins…
– Mmm-hmmm
– Silence…
– Cliquetis de clavier
– Ah, et puis j’ai fait un test de grossesse la semaine dernière qui était positif aussi.
– …
– …
– Ah. Bon. Ok. Oui, c’est un signe, ça, un peu, quand même….
La bonne foi (s'est penchée sur mon berceau)
18 juin, 2008
C’est rigolo comme tout, j’ai l’impression d’aller bien.
2/3 temps chez deux généralistes, 1/3 temps en soins palliatifs, et je vais bien.
Bon, bien sûr, j’ai un peu de mal à décrocher le soir, et, une fois rentrée chez moi, il me faut un petit bout de temps pour atterrir, mais rien que de très normal.
Non, vraiment, je vais bien.
Demandez-moi si c’est pas trop dur, les soins palliatifs, que je vous ris au nez. Ahah, non, ça va.
C’est bien, c’est passionnant, c’est beau, c’est la vie.
Je vous tiens sans broncher vingt minutes de discours philosophico-ésotérique pour vous expliquer que la mort, c’est la vie, et que ça peut être drôlement beau, et que l’accompagnement des gens est têêêêêêllement gratifiant avec tout ça d’accents circonflexes.
Non, vraiment, je gère.
En toute bonne foi.
Et puis au détour d’un mariage, d’un verre en trop et d’une contrariété, je me divise.
Meet Mister Hyde.
Je sors brutalement de mon corps, et je me vois éclater en sanglots absurdes, intarissables, comme ça, pour rien. Façon manga, avec les larmes qui partent vers le haut sans souci des lois pourtant bien établies de la pesanteur.
Stupeur.
Stupeur personnelle, j’entends.
Mais qu’est ce qui m’arrive ?? Tout va bien !
Et toujours flottante, toujours ailleurs, je m’entends parler et je me découvre.
« Alors elle m’a appelée, pour me dire, comme il peut plus parler avec son cancer, il lui écrit « Je veux mourir » sur des petits bouts de papier, alors elle sait plus quoi faire, alors elle m’a appelée. »
Et, tout autant que mon interlocuteur, tout autant que mon proche qui n’avait pas vu ça venir, je m’entends avec consternation.
Ah tiens, merde ?! (Me dis-je…) Mais qu’est ce qu’il vient faire là Monsieur Bidoche ? Je me dis ça, moi ? Ca m’a marquée à ce point ? Pourquoi ça m’a marquée comme ça alors que je ne m’en suis même pas rendu compte ??
Et du coup, je m’écoute.
La partie qui flotte jette un oeil analytique sur la partie qui pleure, et se dit que je ne vais probablement pas si bien que ça.
Avec deux verres en trop, c’est pire.
Je me tri-vise.
Meet la mère juive.
« Je suis fatiguééééééééééééée. Si tu savais comme je suis fatiguééééééééée…. »
La deuxième partie (celle qui flotte, pour ceux qui suivent), jouit de la délectation à le dire.
C’est tellement bon, ça fait tellement de bien.
A chaque « Je suis fatiguééééééée » qui sort, c’est un peu de légèreté qui revient.
Je le savoure, je le dis, je le redis, sur tous les tons, sous toutes les formes.
A chaque fois, ça va un peu mieux ; à chaque fois, je me sens un peu moins fatiguée.
La troisième partie flotte un peu plus haut encore, et s’en étonne.
Ah tiens merde, c’est rigolo, comme ça me fait du bien de dire que je suis fatiguée… Ptêt je devrais le dire plus souvent, si ça me fait du bien comme ça…
Et aujourd’hui encore, si vous me posez la question, je vais bien.
En toute bonne foi.
Les cordonniers…
13 juin, 2008
En ce moment, dans ma patientèle, il y a quatre femmes de 32 à 34 ans en train de mourir d’un cancer du col de l’utérus.
Ca calme.
On a beau avoir appris les chiffres, on a beau savoir que c’est pas vraiment vrai que ça n’arrive jamais à cet âge-là, ça calme.
Je me suis dit : « Ma fille (oui, c’était un moment « Ma fille » ), c’est très rigolo de pouvoir se prescrire la pilule toute seule, et c’est très responsable d’engueuler toutes tes copines qui ne font pas leurs frottis régulièrement, mais là, quand même, neuf ans, t’abuses ».
Sitôt dit, sitôt fait ; à peine quatre mois après, je me décide à prendre rendez-vous en bas de chez moi.
Elle me demande mon adresse, elle me demande mes antécédents, elle me demande mon métier (chuis médecin), elle me demande de quand date mon dernier frottis (ahem).
Elle me fait déshabiller, elle me fait grimper sur sa chaise haute, elle me fait mon frottis, elle me fait descendre de la chaise, et elle me tend une petite lingette imbibée.
Ah tiens, je me dis. Bon, elle a pas mis TANT de gel que ça sur son spéculum, elle m’a pas tartinée, mais quand même, pourquoi pas.
Je me nettoie rapidement, donc.
Elle me fixe avec des yeux ronds, et me dit (je la cite texto) :
« Ah mais c’est pas pour la foufounette, ça, c’est pour les mains« .
Ah.
Oui.
Ahem.
Ok.
C’est vrai, tiens, ça brûle.
Bérikoïde
4 juin, 2008
Je ne sais pas trop si je vais réussir à vous mettre dans l’ambiance, sur celle-là.
Moi-même, quand j’y repense, j’ai du mal à me remettre dans l’ambiance.
La première année de médecine, c’est un peu un truc de psychopathe.
Un monde à part.
Une petite bulle, entre la réalité-vraie et la folie-douce.
Si on n’arrive pas à rentrer dans la bulle, on n’y arrivera pas.
Et quand on sort de la bulle, on n’est plus exactement le même qu’avant d’y entrer.
Ma mère m’a dit un jour que cette année m’avait changée. Que j’y avais laissé un peu de ma légèreté, un peu de ma folie, un peu de mon enfance.
Qu’elle avait attendu que ça revienne, et que ça n’était jamais revenu.
Qu’elle avait doucement fait le deuil de la fille qu’elle avait eue avant ça.
Il m’a fallu toute une première première année de médecine pour comprendre ce qu’on attendait de moi.
Je n’ai pas bossé. J’ai observé, et j’ai appris comment on voulait que j’apprenne.
J’ai appris à prendre des notes, j’ai appris à souligner en fluo le détail-à-la-mord-moi-le-noeud-de-l’exception-ultime, la formule-idiote-qui-n’a-pas-de-sens-mais-qu’il-faut-savoir-par-coeur, la protéine HBL463 qui se lie par le segment SS-BH1 au fragment C4 de la protéine LA17Z.
Après, il faut du temps pour désapprendre, aussi.
Il faut se souvenir que la première année est passée, et que, à présent, il faut comprendre, il faut avoir une vision globale, il faut retenir la règle et pas l’exception.
Le premier cours de médecine de ma vie, c’était un cours d’anat.
Le premiers cours de médecine de ma vie, c’était un cours d’anat sur le sphénoïde.
Ne me dites pas qu’ils ne l’ont pas fait exprès.
Ça aurait pu être le tibia, ça aurait pu être un cours de généralités, ça aurait pu être un cours de chimie ou d’histo.
Non, ça a été un cours sur le sphénoïde.
En arrivant dans l’amphi, je savais dessiner, mettons, les bonhommes à 20 doigts que je faisais avec application à Maman quand j’étais petite, et les cellules que j’avais appris à dessiner en première S. Un rond avec core un ptit rond dedans.
A la rigueur, un boa fermé, mais à peine.
Et me voilà face au sphénoïde.
Face au sphénoïde, et à ne pas savoir ce qu’était une coupe sagittale, ou un foramen.
Face au sphénoïde, que je devais reproduire sur ma feuille Clairefontaine en tirant la langue.
Face au prof, qui dessinait tranquillement son sphénoïde au tableau tout en parlant (« Le processus bérykohyde part du tiers inférosupérieure de la grandaile, en dedans et au dessous de de la fassorbitaire, au dehors et en arrière de… ») alors que je devais à la fois prendre les notes ET dessiner.
J’ai perdu trois bonnes minutes à comprendre le processus quoi ???
Le processus bérikoïde ? Le processus périgohide ? Déricoïde ? Bérryquoïte ?
Le temps d’amadouer le doublant d’à côté, de glisser un oeil sur sa copie, de lire « Ptérygoïde » et de le recopier, j’avais perdu le fil.
Quoi s’insère en dehors de qui ? Il qui ? Mais de quoi on parle ???
Une fois, plus tard, quand j’étais déjà en deuxième première année, un prof nous a refait un autre cours d’anat. Angéiologie de je sais plus quoi.
Tout en parlant, il a dessiné sagement la trame de fond, les os, les reliefs, la base.
Tout en parlant, il a rajouté à la craie la première couche, la plus profonde, avec ses muscles, ses nerfs et ses vaisseaux.
Tout en parlant, il a rajouté à la craie sur le même dessin la deuxième couche des autres muscles et des autres vaisseaux qui recouvrent le tout.
Tout en parlant, il a rajouté à la craie sur le même dessin la couche superficielle des autres-autres-muscles et des autres-autres-vaisseaux.
Pendant ce temps-là, à chaque nouvelle couche, il faut redessiner la base sur un deuxième puis un troisième dessin, redessiner les bouts de la couche d’en dessous qui se devinent encore, annoter, recommencer. Et prendre les notes de ce qu’il dit.
J’ai attendu le moment où il allait prendre une craie rose et une craie noire, dessiner un énorme carré sur son unique dessin et dire :
« Et ça, c’est la peau et les poils ».
Si j'aurais su…
4 juin, 2008
Aujourd’hui, j’ai envoyé une femme aux urgences qui ne méritait probablement pas d’y aller.
Pardon à elle, qui va poireauter 6h dans une salle d’attente glauque pour s’entendre dire que ce n’est rien. Ca s’trouve, elle y est encore.
Pardon à mes collègues urgentistes, que j’entends d’ici soupirer devant ma lettre.
Je l’ai fait aussi. Lire une lettre, soupirer, ricaner, faire tourner.
« Non mais regarde un peu, franchement, y a des généralistes, jte jure…. »
Il m’a manqué cinq minutes.
Cinq minutes après qu’elle soit partie, la tête au calme, les connaissances et les souvenirs qui reviennent, j’ai su ce que j’aurais dû faire, j’ai su ce que j’aurais dû dire.
Sur le coup, j’ai hésité, j’ai réfléchi, mais elle était là, devant moi, à attendre mon verdict, à regarder mes sourcils qui se fronçaient, et c’est une chouille difficile de dire en pleine consultation « Attendez, taisez-vous, je me concentre, je réfléchis pour savoir s’il faut vous envoyer aux urgences ou non ».
Je serais sortie de la salle cinq minutes, je me serais posée, j’aurais su.
Ces cinq minutes-là, on les a à l’hôpital. On s’excuse, on part, on reviendra, on va ouvrir un bouquin ou internet, ou on va juste se mettre la tête au calme.
Dans le cabinet, face au patient, on ne les a pas.
On sait ou on ne sait pas.
Quand on sait qu’on ne sait pas assez, on imagine le pire.
Bon, ça a vraiment pas l’air, j’y crois pas, mais si c’était une arthrite septique ?
Le premier qui dit « Je suis sceptique (mouahaha)« s’en prend une.
Moi aussi, j’étais sceptique.
Mais il m’a manqué cinq minutes.