Certi-tue-de
9 février, 2008
Un jour, je tuerai quelqu’un.
Forcément. Fatalement, même, sans mauvais jeu de mot. (Notez qu’on dit toujours « sans mauvais jeu de mot » précisément à chaque fois qu’on en fait un)
Pas parce que bon, j’aurai fait tout mon possible et qu’il sera mort malgré tout.
Pas parce que je ne l’aurai pas sauvé.
Parce que je l’aurai tué.
Un jour, forcément, statistiquement, ma négligence ou mon ignorance vont tuer quelqu’un qui aurait pu être sauvé par un autre.
C’est pas tous les jours super sympa, comme certitude.
Les risques du métier, diront certains.
Oui, mais tu en sauveras davantage, diront d’autres.
Mais ce n’est pas aussi simple. Parce que oui mais non.
Parce que bien sûr, dans la masse, probablement que je sauverai des vies. Mais, il me semble que dans ma spécialité, c’est plus difficile de montrer quelqu’un du doigt en se disant « Lui, je lui ai sauvé la vie. Moi toute seule« .
Un urgentiste qui voit quelqu’un ressusciter sous ses mains peut sans doute se dire « Je l’ai sauvé ». Ou un chirurgien qui vient de faire une opération difficile. Ou un obstétricien qui récupère de justesse un gamin.
Moi, je vais surveiller, je vais envoyer à l’hôpital quand je suis inquiête, je vais expliquer, je vais dépister. Dans la masse, dans la foule, ce que j’aurai fait permettra à quelqu’un de vivre.
Mais difficile de dire qui, au juste.
Si je n’avais pas dépisté, peut-être que ça l’aurait été un poil plus tard par quelqu’un d’autre.
Si j’envoie aux urgences, c’est juste que je confie à d’autres le soin de faire quelque chose.
Si je traite correctement, si je fais bien mon travail trente ans durant, impossible de dire quand et comment ça se serait passé si je n’avais pas été là.
Je peux permettre à des gens de se sentir mieux, et le savoir.
Je peux permettre à des gens de mourir bien, et le savoir.
Je peux guérir, et le savoir.
C’est sans doute aussi important que de pouvoir se dire « Celui-là, à ce moment là précis, je lui ai sauvé la vie ».
Mais du coup, ça pèse moins facilement dans la balance.
On sait qu’on a contribué sans doute à sauver quelques vies anonymes.
Et on sait avec certitude celles très nominatives qu’on a perdues.
Je suis pétrifiée à l’idée qu’un jour ça m’arrive, et, statistiquement, ça ne peut que m’arriver.
10 février, 2008 à 10 h 43 min
On ne peut pas porter la vie des autres sur les épaules, c’est un bien trop lourd fardeau. En revanche, nous ne sommes que des humains, on peut se tromper, il faut l’accepter. Simplement, il faut faire de son mieux, ne rien négliger parce qu’on est fatigué, que c’est la fin de semaine, que c’est le nième cas avec les mêmes symptômes,que la personne est agée (vécu), avoir autant d’attention pour chacun. Ca ne met pas à l’abri d’une erreur, de n’avoir pas vu tel ou tel symptôme qui nous aurait orienté differement… j’ai fait des erreurs, certaines n’ont eu aucune conséquences, d’autres en on eu de plus graves.. On le vit mal (même si mes « patients » ne sont pas les mêmes que les votres), mais il faut continuer, et apprendre à chaque fois..
11 février, 2008 à 11 h 47 min
Nous sommes obligés de vivre avec ça… Et de travailler avec ça… sinon il n’y aurait plus de médecins et donc plus de personnes à sauver…
« nous avons tous notre cimetiere personnel » disais un séniors pendant mes études… A nous de nous appliquer à ce qu’il soit le plus petit possible…
11 février, 2008 à 12 h 43 min
ouhlala, voilà bien le blog le plus goûtu de la blogosphère généraliste, que je découvre bien tard grâce à open blue eyes, sorry. Promis que je me régale et que j’ai hâte de lire la suite…
chère rrr, tu pourrais peut être afficher le fil rss ou envoyer une newsletter, qu’on ne rate rien…
12 février, 2008 à 22 h 34 min
Peut-être moins que bien d’autres, parce que ce qui flingue le plus dans ce métier, ce n’est pas l’ignorance, c’est la suffisance.
Le ton grave de ce post n’en fait sans doute pas l’écrit idéal pour dire combien j’ai ri en feuilletant ce blog. Ri pour de vrai, avec un sentiment de chaleur et de connivence, d’espoir aussi, parce que tant qu’il y aura des confrères et des consoeurs pour se rappeler qu’il faut dire son nom, demander le leur aux patients, se mettre à hauteur d’enfant et d’alité, prévenir si on fait mal, ne pas aller tâter la métastase pour le plaisir et rire chaque fois qu’on peut, ça restera un métier estimable.
Embruns et confraternelles salutations
13 février, 2008 à 0 h 37 min
J’aurais du écouter ma mère et faire des études de médecine, et dans une autre vie etre une femme et écrire comme vous.
C’est juste beau. merci
21 février, 2008 à 20 h 04 min
> Vetote : mais justement. Un jour, fatalement, on négligera quelque chose. Ca arrivera forcément… C’est bien ce qui m’effraie ;)
> Sel : on a beau les savoir inévitables, chaque tombe du cimetière doit peser bien lourd…
> Dr Coq : très flattée d’avoir un mot de vous sur mon blog. Je suis une grande fan du vôtre. Merci en ricochet à Marie, donc.
Pour la phrase bizarre de la fin que je ne comprends pas, j’ai demandé à mon amoureux qui m’a dit de vous dire : » http://dresseusedours.blogspot.com/feeds/posts/default
tu lui dis d’utiliser cet url là dans son client RSS ».
Entre hommes, vous devriez vous comprendre.
> Anita : votre mot me fait chaud au coeur. Vraiment. Je ne pensais pas en me lançant dans l’aventure blogesque être à ce point rassérénée par les commentaires des gens. (et c’est quand même drôlement dur à écrire, rassérénée)
> Thierry : ah bah pareil qu’Anita. Mais je ne re-écris pas rassérénée, c’est trop fatigant.
24 février, 2008 à 12 h 15 min
chère dresseuse d’ours (je ne sais pas votre nom)
comment dire combien cet article m’a touchée. le 8 février, présente aux EGOS, j’ai arraché la parole pour lire le texte ci dessous.
« C’est très bien, et normal de rechercher des solutions au niveau de l’enseignement de la médecine générale pour attirer les jeunes médecins vers cette profession, mais quand va-t-on admettre que la MG est un métier difficile et stressant. Il faudrait cocooner les médecins en exercice et leur donner des moyens, les débarrasser des parasitages administratifs pour qu’ils puissent exercer sereinement.
à l’heure ou nous sommes réunis ici pour parler de notre métier demain, une famille, ses collègues, ses amis enterrent un de nos confrères qui s’est suicidé mardi.
il avait 61 ans, certainement une vie de travail remplie d’urgences, de gardes, de petites routes éreintantes à 2h du matin, de longues journées pleines de consultations pour des petits riens et de graves problèmes et des diagnostics difficiles à faire, à dire.
Bref, une vie de généraliste; il avait 61 ans, l’âge où la retraite devient la perspective en ligne droite, parce qu’à 61 ans, en médecine générale, c’est comme si on en avait dix de plus.
Il a mis fin à ses jours parce que ce beau métier, c’est aussi celui où l’hésitation d’un instant, le poids d’une décision d’hospitalisation ou non sur rien de très certain peut avoir de lourdes conséquences pour le patient, mais aussi, on ne le dit pas assez, sur le médecin.
Il a mis fin à ses jours pour n’avoir pas supporté l’idée de ce que chacun d’entre nous, fut-il le meilleur, risque de vivre un jour, et qui peut nous casser, ronger nos nuits et nos jours, et nous faire regretter d’avoir choisi ce métier, ce plus beau métier, médecin.
Nous voulons dire toute notre sympathie à sa famille;
Je vous demande de bien vouloir observer une minute de silence à sa mémoire »
Faut pas rêver, on m’a remerciée d’avoir rapporté ce triste « fait divers » mais je n’ai pas eu droit à ma minute de silence…
29 février, 2008 à 17 h 04 min
Paix à son âme…
25 avril, 2008 à 16 h 24 min
je me régale… de votre prose
Je vous livre tout cru un proverbe tibétain (c’est très fashion en ce moment non?):
montre moi la main de quelqu’un qui a tué: c’est la main d’un médecin.
montre moi la main de quelqu’un qui a sauvé la vie de quelqu’un: c’est la main d’un médecin
30 mai, 2008 à 5 h 47 min
Je suis très touché par votre Blog. Il me permet de mieux comprendre les difficultés mais aussi la beauté du métier de mon père et aujourd’hui de ma très charmante femme. Elle débute sa carrière par des remplacements et c’est elle qui m’a montré votre blog. Je suis touché que vous aillé su créé ce lien de solidarité et de confraternité. Dieu sait s’il est nécessaire! Votre exercice est très solitaire. Je suis anesthésiste et je trouve moi aussi réconforts et fou-rires à travers vos témoignages… Vous faites un magnifique métier, n’en doutez pas!
Continuez!
Cordialement et amicalement à vous tous.
JeanS
13 décembre, 2009 à 18 h 17 min
J’ai remplacé un confrère à qui c’est arrivé:réflexe, le repli sur soi, pas possible d’en parler à sa famille, son orgueil en prenait un coup….
Si déjà il était prévu de pouvoir en discuter entre confrères, ça serait mieux , nan ?
En fait, les groupes de pairs, ça doit etre fait pour ça aussi….
15 décembre, 2010 à 0 h 34 min
Je me permets d’extraire ce post de lointaines archives pour signaler par un contre-exemple qu’un(e) généraliste peut aussi sauver une vie et en être très conscient.
La jeune généraliste (tout juste installée, la trentaine à vue de nez) de mon amie a su diagnostiquer une pneumonie grave qu’était en train de développer mon amie, alors qu’un autre médecin consulté deux fois antérieurement pour cause de forte fièvre persistante ne l’avait pas détecté (car les symptômes classiques n’y étaient pas). Direction les urgences, soins intensifs etc, plus de 15 jours d’hospitalisation, 4 mois de convalescence. Nous n’avons jamais pu déterminer la cause de la maladie, mais le personnel soignant des soins intensifs m’a dit qu’elle n’était pas passée loin de la mort.
Peut-être que c’est un peu hâtif, mais j’en voue une éternelle reconnaissance à cette généraliste.
Et sinon, merci pour ce blog, j’aimerais beaucoup que tous les médecins aient les mêmes questionnements que vous et la même sensibilité.
7 juillet, 2011 à 17 h 43 min
Ahlala oui, je vous comprends tellement. Et je pense très fort à une amie médecin généraliste qui a ce même poids sur les épaules.
Le message d’Anita est très très juste et très bien dit. Elle a exprimé exactement ce que je voulais dire aussi, à part que je ne suis pas médecin.
J’ai envie d’ajouter une chose, en espérant que cela puisse vous aider si vous devez vivre un jour ce terrible moment : ce ne sera pas vous qui aurez tué cette personne. Vous aurez « juste » manqué à la sauver de sa maladie… (à part cas extrême d’énorme erreur médicale où vous lui auriez filé un véritable poison à la place d’un médicament, aïe aïe aïe, je finis maaaaal mon paragraphe !)
22 août, 2011 à 17 h 17 min
Rooh, nan mais il faut arrêter avec le complexe du « Chirugien, là tu sauves un max de vies » ou « Urgentiste, là tu vas vraiment faire une différence » alors que gynéco ou généraliste boooh…
Franchement vu de l’extérieur en tant que non-médecin, c’est nul, çà s’apparente vraiment à un concours de b…
Ok, vous n’allez peut-être pas sauver directement beaucoup de vies, et alors? C’est pas çà votre métier, vous l’avez choisi en connaissance de cause, vous soulagez ou guérissez quand même des gens, non? Plusieurs fois ou dizaines de fois par jour? C’est déjà un beau métier non? C’est pas suffisant?
Comme quand on compare un pilote de chasse avec un soldat de l’armée de terre, ouais et ben devine quoi, le pilote de chasse il distribue jamais de bouffe à des gens qui crèvent la dalle par exemple.
Bon j’suis méchant, mais vraiment çà m’énerve, j’ai des connaissances en fac de médecine et ils veulent choisir leur spécialité que en fonction de çà, c’est un peu la guéguerre, alors que franchement il vaudrait mieux raisonner par rapport à ses centres d’intérêt: Vous préférez la technique au contact humain ou vous n’êtes pas un grand bavard, peut-être vaut-il mieux vous orienter vers une spécialité hospitalière. Travaillez dans l’urgence c’est votre kif? Vous voulez absolument soigner des enfants? Votre truc c’est la gynéco? Vous avez un grand sens de l’écoute et appréciez de pouvoir suivre des gens sur la durée?
Enfin c’que j’en dis, hein…
23 août, 2011 à 23 h 43 min
Bonsoir Florian.
Nous sommes donc parfaitement d’accord.
Mon post était peut-être ambigu, mais c’est bien l’idée que je défends. Même si parfois, au grès du vent, elle tangue un peu.
Pour mieux dire : si j’avais une baguette magique pour changer aujourd’hui la part de mes capacités et la spécialité que je fais, je ne changerais rien.
9 septembre, 2011 à 10 h 09 min
Je suis d’accord, cet aspect m’a sauté aux yeux également. Parce qu’on a beau nous dire que c’est beau ce qu’on fait etc. etc. des fois j’ai besoin de le voir, et je besoin de l’entendre de la bouche des patients également…
Notre boulot c’est de la prévention, et je considère que si mon patient finis aux urgences, c’est parfois que j’ai mal fait les choses…
Mais le patient souvent il râle, parce que je lui conseille d’arrêter de fumer, de faire un peu plus de sport, de mettre un brocoli au milieu de ses frites… il le fait de mauvais gré, mais ptet que grâce à moi il ne fera pas son infarctus.
Mais ça il ne le saura jamais et moi non plus. Et des fois ça me pèse. Que des fois la seule reconnaissance (visible j’entends) que j’ai c’est parce que l’angine est passée en 2 jours et pas en 5. (surtout que j’y suis probablement pour rien)
9 octobre, 2011 à 1 h 10 min
@yangounet: Y a un autre adage, plus européen, me souviens plus exactement de la formulation, mais c’était à peu près : « un médecin, avant d’être capable d’en guérir un, a dû en envoyer cent au cimetière ». Ceci dit, ça date un peu comme phrase, tout ça a sûrement beaucoup changé.
9 octobre, 2011 à 17 h 17 min
A mes heures perdues, j’écris, moi aussi. Et bizarrement, en relisant l’article, je me suis mis à feuilleter un de mes carnets à la recherche de quelque chose qui pourrait être utile.
Au départ, j’avais écris ça sur le thème de l’altérité, mais je crois que ça marche aussi ici. Vous en jugerez :
Si demain encore, je suis,
C’est grâce à Toi,
Que je pourrais le dire.
10 octobre, 2011 à 0 h 30 min
@alex: Vous devriez en faire votre métier. Vous avez l’air d’en avoir le cœur, et aussi, c’est tellement rare, l’intelligence.
10 octobre, 2011 à 20 h 30 min
Merci beaucoup !