Le petit prince a dit…
26 décembre, 2008
« Les grandes personnes aiment les chiffres. Quand vous leur parlez d’un nouvel ami, elles ne vous questionnent jamais sur l’essentiel. Elles ne vous disent jamais : « Quel est le son de sa voix ? Quels sont les jeux qu’il préfère ? Est-ce qu’il collectionne les papillons ? » Elles vous demandent : « Quel âge a-t-il ? Combien a-t-il de frères ? Combien pèse-t-il ? Combien gagne son père ? » Alors seulement elles croient le connaître. Si vous dites aux grandes personnes : « J’ai vu une belle maison en briques roses, avec des géraniums aux fenêtres et des colombes sur le toit… » elles ne parviennent pas à s’imaginer cette maison. Il faut leur dire : « J’ai vu une maison de cent mille francs. » Alors elles s’écrient : « Comme c’est joli ! » » (1)
Et mes patients sont des grandes personnes. Aucun doute à ce sujet.
« Alors, comment allez-vous Mme Adulte, depuis la fois dernière ? »
– Ah bah c’est vous qui allez me le dire docteur, regardez ma prise de sang.
– Pas bien ! J’étais à 1,8 de dextro toute la semaine.
– Bah je suis repassée à 4 xanax par jour, vous savez.
Et, parmi tous ces chiffres, entre les culpabilisants LDL, les devins charlatans des « bilans complets », les dodelinants INR, il y a les chiffres rois, les vénérés, les incontournables chiffres de la TENSION.
– « Parfait ! » , j’annonce. Je tente toujours le coup.
– « Combien ? » , on me demande. Ça rate à chaque fois.
– Treizesept, c’est parfait.
– Treizesept ? J’avais quatorzhuit la fois dernière
– C’est pareil, c’est parfait.
Je ne sais pas d’où vient ce culte de la tension.
Pourquoi, de siècle en siècle, de déguisements de docteur en déguisements d’infirmières, d’images en Epinal, le tensiomètre triomphe, indétrôné symbole du médecin.
Les médecins, ils ont un stéthoscope, une sacoche en cuir et un tensiomètre. Et pas de couettes.
C’est comme ça.
La fille, elle vient pour sa tendinite, faut y prendre la tension.
Elle vient pour son rhume qui passe pas, faut y prendre la tension.
Elle vient pour sa cystite bi-annuelle, faut y prendre la tension.
Toujours, partout.
« Y m’a même pas pris ma tension !! », sinon.
« Et ma tension, docteur ? »
Dans ton cul, ta tension. Merde.
C’est idiot.
Ça n’a aucun sens de prendre la tension d’un adulte en bonne santé, dont on a déjà pris la tension quatre mois avant.
Médicalement, ça n’a aucun sens. Ça ne sert à rien. Quand on le fait, on le fait pour l’image. On ne le fait pas pour la médecine.
Ça ne sert à rien du tout.
Ça sert à me faire perdre 5 minutes sur un bout de bras inutile.
Ça sert à m’empêcher de dépenser ces cinq minutes intelligemment.
Et, je vais l’avouer, juste après les roulements de tambours et juste avant les huées du public : des fois, je MENS.
Quand on est dans ces cas typiques et certains de tension-qui-sert-à-rien.
– « Parfait ! » , j’annonce.
– « Combien ? » , on me demande.
– « Treize-sept » , j’invente.
Je l’ai pas entendue, ta tension.
Comment tu veux que de toute façon elle ait voulu dire quoi que ce soit avec mon brassard posé au dessus des treize couches de manches qui te garrottent déjà le bras comme deux tensiomètres ?
Comment tu veux que de toute façon j’aie entendu quoi que ce soit en posant mon stéthoscope au dessus des quatre couches restantes que tu n’as pas pu remonter ?
Je l’ai pas entendue, ta tension, et je m’en cogne.
Parce que de toute façon elle sera parfaite.
Je te dis treizesept pour que tu sois contente.
La prochaine fois, je te dirai douzesixédemi pour varier les plaisirs.
Tu me diras : » Oh ? J’avais treizesept la fois dernière ! »
(1) Le petit Prince, St Exupéry
Trois mois.
29 novembre, 2008
Son mari va mourir.
Ils lui ont dit, à l’hôpital.
Ils lui ont dit qu’ils avaient fait tout leur possible, que le cancer était trop avancé, et que les traitements ne marchaient plus, et qu’ils ne pouvaient plus rien faire.
Ils lui ont dit qu’il allait mourir bientôt.
Dans trois mois, tout au plus.
C’est ce qu’ils ont dit.
Trois mois.
Ils lui ont dit que c’était le genre de cancer difficile à traiter. Un cancer de la gorge, agressif. Le cancer du « fumeur-buveur ».
En même temps, étant donné qu’il buvait et qu’il fumait, ce n’était pas tellement surprenant.
Ça faisait longtemps qu’il buvait, des années. Et ça le rendait mauvais, l’alcool.
Il l’avait cognée plusieurs fois, déjà, quand il avait trop bu.
Elle avait pensé à s’évader, quelques fois, bien sûr. Mais c’était son mari. C’était son homme. « Pour le meilleur et pour le pire », comme y disent. Et elle l’aimait, quand même.
Et la voilà, elle, avec son mari qui va mourir. Dans trois mois.
C’est elle qui avait rêvé de s’échapper, c’est lui qui s’échappe.
Elle n’était pas partie jusqu’ici, elle ne va pas partir maintenant qu’il va mourir. Alors elle reste.
Vous connaissez Andy Capp ?
Trois mois. Quatre-vingt-onze jours et demi. Deux mille cent quatre vingt seize heures.
Elle a converti en jours, en heures, en minutes.
Elle a converti en Noëls, en anniversaires des petits, en finales de foot.
Elle lutte contre la part d’elle-même qui est terrorisée à l’idée de se retrouver seule.
Elle lutte contre la part d’elle-même qui est soulagée de le voir partir.
Elle lutte contre la part d’elle-même qui est culpabilisée d’éprouver un peu de soulagement.
Il va falloir apprendre. Apprendre à vivre toute seule, apprendre à refaire des projets, apprendre à imaginer sa vie sans lui. Apprendre à, peut-être, même, en profiter.
Apprendre à continuer à l’aimer, alors qu’il sait qu’il va mourir dans trois mois tout au plus, et qu’il s’est remis à boire davantage.
Elle est restée à ses côtés, elle lui a tenu la main, et elle a essayé de se construire un avenir sans lui. Elle a pensé à des voyages, elle a pensé à des amies, elle a pensé au club de bridge à côté de la mairie.
Elle a pensé au rendez-vous chez l’ORL, elle a pensé à la prise de sang, elle a pensé à lui acheter le lit télécommandé.
Et puis il a tenu le coup. Plutôt bien.
Plutôt mieux que ce qu’on pensait.
Et puis, trois mois ont passé, et il n’est pas mort.
Et puis six mois ont passé. Et puis un an.
Ça fait maintenant deux ans qu’il n’est pas mort.
Les médecins à l’hôpital lui ont dit que c’était inespéré, que c’était une grande chance.
Ça fait deux ans, et il n’est pas mort.
Et la voilà, avec tous ses projets qu’elle a fait l’effort de construire sans lui, qu’elle ne peut pas vivre et dans lesquels elle ne peut plus l’intégrer. Parce qu’il va mourir, je vous rappelle.
C’est pas parce qu’il s’est arrêté de mourir qu’il ne va pas s’arrêter de vivre.
Elle, elle s’est arrêtée de vivre pour l’attendre mourir, et maintenant qu’il vit, elle n’a plus rien à vivre. Ni l’avenir qu’elle avait imaginé sans lui, ni le présent qui n’a plus de sens.
Elle ne peut plus rien faire, que d’attendre cette mort qui aurait dû arriver et de s’en vouloir pour ça.
Lui, il boit, parce qu’il aurait dû mourir il y a un an et demi, et qu’il n’a plus que ça à faire.
Trois mois, ils avaient dit les médecins à l’hôpital.
Humanité, 22 euros le quart d’heure.
21 novembre, 2008
J’arrive au cabinet avec un bon gros quart d’heure d’avance, mais il est déjà là, à m’attendre devant la porte.
Il n’a pas rendez-vous, mais il m’explique dans un français approximatif que le Dr Carotte lui a dit ce matin de repasser cet après-midi pour avoir « l’ordonnance pour sa radio ».
C’est un peu surprenant, étant donné que le Dr Carotte sait bien que c’est sur rendez-vous, cet après-midi, vu que c’est lui qui a fait le planning.
Bon… Entrez toujours, que je dis, on va essayer de dépatouiller ça.
Ca strouve (ça strouve !), le Dr Carotte aura vraiment laissé une ordonnance de radio sur le bureau avec un post-it : « Pour M. Rachis« …
Évidemment, ça strouve que dalle. Il faut donc repartir pour un tour, pour essayer de comprendre de quelle radio on parle, de quelle douleur, et depuis quand, et est-ce qu’il y a déjà eu des radios, et quand, et de quoi. Deux-trois bricoles après (le vaccin pour la grippe et le renouvellement des médicaments, et un ou deux autres trucs, et les vitamines pour être en forme l’hiver), j’ai déjà un petit quart d’heure de retard et pas de sous (« Ah mais je paye jamais moi !! ») (« Ah, bah ok, ça va alors ! »).
Pour le premier-déjà-deuxième quart d’heure, je reçois un jeune homme, pour une douleur intercostale banàlacon, après une séance de muscu un poil trop musclée. C’est pendant que je rédige l’ordonnance qu’il me raconte l’anecdote du moment : ça fait deux fois, à quelques semaines d’écart, qu’il perd un bout de son champ visuel. Un coup à gauche, un coup à droite, et pouf ça revient normal, alors ça l’a pas inquiété. Ah pis avec des drôles de fourmis dans le bras en même temps, sa femme avait bien raison de lui dire qu’il était hypocondriaque.
Ahah. Si vous voulez bien, vous allez vous re-déshabiller, d’accord ?
Pour le deuxième-déjà-quatrième quart d’heure, ils sont 5 dans la salle d’attente.
Alors bon, je sais bien que j’ai une demi-heure de retard, mais ça fait beaucoup de gens quand même.
Y a celle en avance qu’est pas contente parce qu’elle va être en retard (je sais, je sais madame, je suis désolée, mais là j’ai eu des merdes…) et y a celle qui sait que c’est sur rendez-vous, parce que le secrétariat lui a dit, mais elle est venue quand même, parce que de toute façon « Y en a pas pour longtemps ». (Y en a jamais pour longtemps pour personne, mais je ferai ce que je peux pour vous, attendez si vous voulez, on verra si quelqu’un a du retard, mais je ne peux rien vous promettre, sauf la place à 19h30 ce soir… C’est vous qui voyez…)
Ma deuxième-déjà-quatrième-et-quart, donc, elle a sa sciatique qui revient. Et qui ne passe pas. Et, me dit-elle d’emblée, tout au bout de sa phrase sans avoir respiré : « Maintenant ça suffit je veux la piqûre ».
J’hésite un quart de seconde à partir sur le mode « Non mais je sais bien que vous avez mal, mais on va pas vous piquer tout de suite, quand même, vous pouvez encore servir ahahahahah », mais l’air revêche du mari, haut comme deux rames de métro et solidement planté sur la chaise d’à côté, m’en dissuade.
L’espèce de guerre des tranchées qui s’est déclenchée après, c’était probablement de ma faute.
Au moins en partie. J’ai dû mal attaquer le coup. J’ai dû mal sentir, j’ai dû mal aborder les choses, j’ai dû ne pas piger un truc.
Ca n’a pourtant pas l’air d’être une insulte si grave, de dire que c’est aussi efficace par la bouche qu’en piqûre, même si on croit souvent l’inverse. J’ai dû mal l’amener.
J’ai sincèrement cru, à un moment, que le type allait me cogner, de tous ses poings d’un demi-mètre cube pièce. Il s’est mis à parler, très vite, très fort, sans s’arrêter, sans respirer. Ça devait être un truc de couple à eux, de parler sans respirer. Qu’il ne mettait pas mes compétences en cause (effectivement, il devait SUPER PAS les remettre en cause, étant donné qu’il l’a dit six ou sept bonnes fois), mais qu’il ne savait pas ce qu’on avait « nous les jeunes » avec les piqûres, et que si ça avait été le Dr Carotte, il l’aurait déjà faite, et on en serait pas là, et que sa femme savait quand même mieux que moi ce qui était bon pour elle. Comme j’ai sincèrement cru qu’il allait me frapper, comme j’étais fatiguée, comme j’étais lâche, j’ai cédé. M’en fous, moi, que tu préfères te cogner 4 séances de piqûres douloureuses dans le cul. C’est ton cul.
Juste, moi, j’ai envie d’aller far far away m’enterrer avec mes couettes.
Du coup, la personne suivante est mon troisième-déjà-sixième quart d’heure.
Et là, ils sont sept, dans la salle d’attente.
A avoir entendu l’autre demi-tonne qui s’époumonait sur mon incompétence.
Les quatre normaux de mon planning en retard, la fille qui est venue quand même pour qui y en a VRAIMENT pas pour longtemps, et les deux autres qui n’ont pas rendez-vous non plus.
La première se met à gueuler parce qu’avant c’était pas sur rendez-vous, le vendredi, et que le Dr Carotte l’aurait prise entre deux, lui, et que c’était quand même un comble de devoir choisir quand on tombait malade ; la deuxième me jure que c’est pour une urgence, de tout son teint rose et de toutes ses dents blanches. Celle qui est venue quand même et pour qui il n’y en a vraiment pas pour longtemps regarde fixement ses pieds quand la n°6 et la n°7 sortent en claquant la porte.
Mon troisième-déjà-septième veut un arrêt de travail parce que sa boîte va couler et qu’il lui faut du temps pour retrouver un emploi.
Mon quatrième-déjà-huitième veut un arrêt de travail parce qu’elle a quitté son fiancé et qu’elle ne peut pas aller travailler avec des yeux pareils.
Mon cinquiète-déjà-neuvième veut un arrêt parce qu’elle vomit tous les matins depuis sept mois, et que son allergologue lui a fait passer une radio de l’estomac pour voir si c’est pas une allergie au céleri. (Je n’invente rien) (Et je n’invente pas non plus le « cinquiète« , que je découvre, que je n’avais pas prévu, qui est sorti comme ça et que je ne peux pas me résoudre à corriger. Il y a des lapsus précieux.)
Mon sixième-déjà-dixième est amené par sa mère pour son rhume et son vaccin. A la fin de la consultation de la fille, la mère me demande si je peux lui faire un arrêt de deux jours parce que le Dr Carotte lui avait dit il y a deux jours que si ça allait pas mieux dans deux jours il lui referait un arrêt de deux jours.
Mon septième-déjà-onzième quart d’heure est la fille qui est venue quand même et pour qui il n’y en a vraiment pas pour longtemps. Elle s’assied, elle se met à pleurer, elle me dit que sa grand-mère vient de mourir et que depuis elle ne mange plus et qu’elle ne dort plus et qu’il lui faut quelque chose pour dormir. C’était évidemment ça qui n’allait pas prendre longtemps. C’est toujours ça, qui ne va pas prendre longtemps. C’est toujours ça, ce pour quoi « on ne va quand même pas déranger le docteur ». Alors que pour un rhume, on a le droit. Mais pas quand on va trop mal pour manger et pour dormir.
Ça, ce c’est rien, ce n’est pas vraiment être malade. Et donner un truc pour dormir, ça prend moins de temps que donner un truc pour moucher son nez. Forcément.
Mon huitième-déjà-treizième râle à cause de l’heure et quart de retard, et que quand on prend rendez-vous, c’est pas pour être pris avec une heure et quart de retard. (Oui, c’est très très vrai. Et je suis vraiment désolée. D’autant que le Dr Carotte fait payer un dépassement pour les rendez-vous, précisément pour le confort supplémentaire de ne pas attendre. Vraiment, vraiment désolée.)
Lui, il n’aime pas ça, attendre. La preuve, il vient TOUJOURS sur rendez-vous, c’est bien qu’il n’aime pas ça. Il a la CMU, il ne les paye pas, les 3 euros de dépassement du rendez-vous, et il n’aime pas attendre.
Lui, il a un rhume, et il veut un bilan et une prise de sang « complète » parce qu’il est encore malade, que ça lui fait ça tous les hivers et que c’est quand même pas normal d’être malade TOUS les hivers.
Mon neuvième-déjà-quatorzième voulait des antibiotiques, mon dixième-déjà-quinzième aussi.
A la fin de mon dernier et dix-septième-déjà-vingt-troisième, j’ai fermé la porte, j’ai fermé les volets, je me suis assise et j’ai pleuré.
Et puis après, je suis rentrée chez moi jouer à Wow.
Vous avez demandé Jaddo, quittez…
4 novembre, 2008
Premier jour de vrai remplacement.
Je suis grande. Je suis forte. J’ai presque pas de couettes.
Je passe le matin pour me familiariser avec le cabinet.
La toise est là, les feuilles d’AT sont là, les gants XL sont là, les gants à ma taille sont à la fabrique de gants. Bon, ok, ça devrait rouler.
Le Dr Cerise me montre comment on allume l’ordinateur, comment on accède aux dossiers, comment on transfère et comment on reprend la ligne téléphonique.
Ok ok ok.
Parée.
Début d’après-midi, les rênes sont à moi.
Quand j’arrive, il y a déjà pas mal de monde dans le hall. J’enfourne le tout dans la salle d’attente, et c’est parti mon kiki.
J’allume l’ordinateur, je ne me trompe que deux fois dans le mot de passe, je reprends la ligne de téléphone, ok, tout roule.
Première consultation.
Le téléphone sonne.
Une seule sonnerie, pas le temps de décrocher.
Après quelques minutes, le téléphone resonne.
Une seule sonnerie, pas le temps de décrocher.
Après quelques minutes, le téléphone reresonne.
Oui, toujours une seule sonnerie, chut, laisse moi tranquille maintenant.
Avant le deuxième patient, je jette un oeil à l’engin.
Il y a un « 15 » qui clignote, avec une petite enveloppe qui clignote aussi. Je bidouille quelques trucs, j’appuie sur des touches avec des téléphones verts, des enveloppes et des téléphones rouges dessus, j’essaie d’écouter les vraisemblables quinze messages, je n’entends rien, mais bon, l’enveloppe a l’air de s’arrêter de clignoter.
Et le téléphone me laisse tranquille pendant la deuxième consultation.
Ok, je suis trop forte. Tout roule.
Pendant le troisième patient, le téléphone rereresonne. Deux fois une seule sonnerie.
Je peste : « Raaah, je ne sais pas ce qu’il a, ce téléphone, à sonner toutes les 5 minutes, je n’arrive pas à le faire taire, je suis vraiment désolée ».
La gentille mère de famille en face de moi se tait quelques secondes.
Elle prend une brève inspiration, et, très gentiment, me dit :
« Ça, je crois que c’est l’interphone mademoiselle ».
Ahahahah.
Ok.
Tout roule.
J’vous ai apporté des bonbons…
1 novembre, 2008
J’ai rencontré Mme Pouteau pendant un remplacement qui vient de se finir.
Un solide petit bout de femme, de 85 ans, avec ce qu’il est d’usage d’appeler « un caractère trempé ».
Pleine de médicaments pour le coeur, pleine de facteurs de risque pour un infarctus qui finira peut-être (sans doute ?) par arriver. C’est encore assez rare, ces femmes âgées qui ont le profil typique de « l’homme à risque cardio-vasculaire ».
On en a toute une fournée en préparation, mais aujourd’hui c’est toujours, encore, un profil plutôt masculin.
Elle s’est arrêtée de fumer sur le tard, mais elle s’est arrêtée. Et pour le moment, elle vit sa vie avec ses patchs de trinitrine et ses trois anti-hypertenseurs.
On s’est rencontrées, donc. Un peu de pleine face. Un peu, oserais-je le dire, comme un coup de foudre.
La première fois, elle m’a dit que je-ne-sais-plus quel médicament idiot lui donnait des effets secondaires pas possible, et qu’elle ne le prenait pas. Sur un ton presque de défi, genre « Et si vous n’êtes pas contente c’est la même chose ».
« Je suis bien d’accord avec vous », je lui ai dit.
Ca l’a surprise de ne pas se faire engueuler, je crois.
Mine de rien, elle s’est mise à venir les jours où je remplaçais.
Avec elle, tout était simple.
Elle me reposait. Je pouvais lui dire le fond de ma pensée, brute, sans l’enrober de politiquement correct, de diplomatie et de sucreries. Pas besoin de l’amadouer. On parle, je donne mon avis, elle donne le sien, j’explique les plus, les moins, et elle décide.
Et je suis souvent d’accord avec sa décision, mais il faut bien dire que c’est souvent la même que la mienne ; alors ça aide, forcément.
Je crois que je la reposais aussi.
Et, avec nos bagages différents, nos compétences différentes et nos vies différentes, on partageait la même vision des choses. Et du même coup, la même médecine.
Et du coup, la médecine était simple, et nous laissait un peu de temps pour le reste.
Nous avons eu beaucoup de sourires en coin, beaucoup de sous-entendus, beaucoup de clins d’oeil. Elle avait une malice et une pétillance increvables.
Une fois, elle m’a dit que, de temps à autre, elle se disait qu’un jour, peut-être, dans quelques années, elle refumerait.
Qu’à son âge, il fallait bien mourir de quelque chose, et qu’elle préférait que ce soit d’un infarctus propre et bien rangé plutôt que d’un cancer qui s’éternise.
Je crois que j’ai dit quelque chose comme « Ce ne serait pas très professionnel de ma part de vous dire que je suis d’accord, n’est-ce pas ? »
Elle a souri. Elle a dit : « Non, pas très. Ne le dites pas. »
Effectivement, ce n’était pas très professionnel. Que voulez-vous ? A elle, je ne pouvais pas dire autre chose. Et j’aurais dit n’importe quoi d’autre à n’importe qui d’autre.
L’autre jour, mon dernier après-midi dans ce cabinet, elle était dans la salle d’attente.
Elle ne savait pas que c’était mon dernier jour.
Je ne savais pas que ça faisait déjà un mois que je lui avais fait son ordonnance pour un mois.
Elle savait que je n’allais pas tarder à partir, néanmoins, et elle a glissé la question, sur le ton de la conversation : « Vous comptez ouvrir un cabinet dans le coin ? »
Hélas non, Mme Pouteau, mais vous me manquerez aussi. Que j’ai dit. Dans ma tête. Parce que des fois, je peux AUSSI être professionnelle, je vous signale.
Et puis, au moment de partir, elle a dit qu’elle revenait dans 10 jours pour son vaccin contre la grippe.
Je lui ai dit qu’elle verrait l’autre médecin, dans 10 jours, parce que c’était mon dernier jour aujourd’hui.
On s’est serré la main longuement, et en partant, elle m’a dit cette phrase fabuleuse :
« Bien sûr je ne peux pas vraiment, mais… J’aurais presque envie de dire qu’on s’est bien amusées toutes les deux ».
Chasteté
22 octobre, 2008
Au début, je n’osais pas dire non.
Il faut dire que tout le monde l’avait déjà fait.
C’était un peu mode, ça en jetait.
Çafaisait « grande ».
On avait épié les plus vieux, et c’était un peu le rituel de passage dans la vie de grande personne.
Et puis ça aurait été vexant que je dise non, quand tout le monde disait oui.
Çaaurait fait pimbêche.
Alors, je disais oui.
Çane m’enchantait pas franchement, et il faut bien avouer que je m’ennuyais sec.
Et puis je me sentais un peu sale. Mais c’était fait, j’étais comme tout le monde, et je ne me faisais pas remarquer. J’avais décidé de le faire en pensant à autre chose, et ça me simplifiait la vie.
Et puis, un jour, j’ai pris assez d’assurance pour oser dire non.
Justement parce que j’étais assez grande pour avoir l’audace de le faire.
Ça a fait parler, forcément.
Ce n’était pas franchement malvenu ou impoli ; c’était juste incongru.
Et complètement inhabituel dans un milieu où c’était tellement banal.
J’étais devenue : » L’interne qui ne reçoit pas les labos ». (tambours)
C’était un peu dur, parfois, de refuser LA lampe à regarder les pupilles que je piquais à tous mes co-internes en me jurant de trouver le temps pour aller m’en acheter une bien à moi.
Les deux seules entorses que je me suis accordées ont été quelques petits pains abandonnés qui restaient dans la salle de détente vide, quand personne ne regardait, et une poignée de stylos quand j’étais en rade. Mais, et j’y tiens, toujours chourée dans la poche d’un collègue, et jamais à la source.
Ah, et oui, ma fidèle règle à ECG que-tous-les-cardiologues-ont-la-même-et-qu’elle-est-la-mieux-mais-que-c’est-dommage-y-en-a-plus (la jaune fluo transparente, pour les connaisseurs) ; mais celle-là, je l’avais reçue de « mon externe » quand j’étais P2.
Autant dire que ça ne comptait pas.
Je n’ai pas beaucoup de mérite.
J’ai été profondément aidée par ma première rencontre avec Le Médecin, qui, non content de m’avoir soufflé ma vocation, m’a appris à peu près toutes les choses importantes que je sais aujourd’hui, et par ma première rencontre avec un couple de visiteurs médicaux, qui m’a confirmé au moins une partie des choses importantes que je sais aujourd’hui.
J’ai eu la chance de tomber sur Laurel et Hardy. Laurel, c’était le grand, naturellement, qui écoutait d’une oreille attentive les débuts hésitants du petit.
Le petit, tout petit qu’il était, n’était pas encore très bon. On aurait dit un joli magnétoscope, avec une jolie bande et un joli sourire plein de dents. Il prenait une grande inspiration, et il commençait sa tirade, qu’il poursuivait jusqu’au moment crucial du manque d’air. Il me faisait tendrement penser à Nicolas, mon très bon copain pas très fort de l’école, au CE1.
« Unefourmidedisuimètre-Havecunchapeausurlatête-Canéxisteupa !-Canéxisteupa !« …
A la fin, ils nous ont sorti de leur jolie sacoche-Mary-Popins un joli ordonnancier, pour nous faire gagner du temps, avec le Fosavance déjà prescrit, tous les conseils de prise déjà écrits, et plus que le tampon à mettre en bas à gauche. Vraiment sympas de nous épargner tant de peine.
Du coup, donc, j’ai appris à dire, avec, moi aussi, toutes mes dents : « Ah, merci beaucoup, mais je suis désolée, je ne reçois pas les visiteurs médicaux. »
Ils me regardaient d’un oeil arrondi, et, très professionnels, ne se départaient pas un dixième de seconde de leurs sourires émail diamant super white granules actives qui pouvaient se prévaloir de la co-signature de l’union française pour la santé bucco-dentaire.
Ils jouaient la carte « Je respecte tout à fait ça, mais ça m’intrigue, expliquez-moi donc pourquoi ? »
Au début, j’étais un peu gênée.
Désolée, même, du même désolement que j’ai pour les gens qui appellent pour vendre une chouette cuisine mobalpa pendant qu’on est en train d’essayer de ne pas foirer la cuisson des pâtes, et qu’on envoie bouler en se sentant vaguement coupable envers le pauvre employé dont le seul tort est de faire son boulot.
Alors je me justifiais : « J’essaie de rester indépendante, vous comprenez, je me forme ailleurs, je suis abonnée à des revues… »
Alors ils m’expliquaient que c’était très bien d’être indépendante, qu’ils ne demandaient que ça, que je sois indépendante, et qu’ils voulaient juste me donner les informations nécessaires à mon indépendance.
Alors je bredouillais que oui, peut-être, mais que c’était comme ça, que j’étais désolée, que ce n’était pas personnel.
Ils redoublaient de dents, en disant qu’ils comprenaient très bien, et revenaient me voir la semaine d’après en disant qu’ils se souvenaient bien de ce que j’avais dit, qu’ils n’allaient pas m’embêter, mais que juste ils avaient un chouette livre sur la prise en charge des urgences chirurgicales et qu’ils me le donnaient sans me parler, juste comme ça sans que j’aie à m’inquiéter.
C’était fatigant.
Et, un jour où j’étais particulièrement fatiguée, avec l’envie d’à peu près tout sauf de recommencer l’éternel bi-monologue, je me suis entendue répondre à l’éternelle question « Ah, tiens ?! Mais pourquoi ? » :
– Mon grand-père s’est fait écraser par un visiteur médical.
L’œil que je croyais déjà arrondi a atteint des proportions jamais imaginées.
Simple, décisif, implacable ; jouissif.
Depuis, c’est ma phrase fétiche.
L’essayer c’est l’adopter.
A COMBIEN T’AS MAL ?
19 octobre, 2008
Je déteste Mme Robert.
C’est dur, de bien s’occuper des patients qu’on déteste, mais je m’accroche.
A ma décharge, il faut bien dire qu’elle est détestable.
Et puis, ce n’est pas vraiment ma patiente. On nous a appelées, moi et mes couettes, en tant qu’expertes en soins palliatifs (sic), pour son mari qui meurt d’un cancer. Un cancer du côlon, méchant, bien au-delà de toute ressource thérapeutique.
M. Robert, c’est un tout petit bout d’homme, avec une toute petite moustache, recroquevillé sur son tout petit canapé. Il paraissait improbable qu’un si gros cancer trouve sa place dans un si petit homme, mais il faut croire que tout arrive.
Mme Robert, elle, répète à l’envie qu’elle s’occupe de son mari qui a un cancer. Parfois, j’ai l’impression qu’elle est son mari qui a un cancer. Parfois, j’ai l’impression qu’elle hait son mari qui a un cancer.
C’est sans doute un peu de tout ça en même temps.
Mme Robert, jusqu’à avant-hier, je l’avais vue une seule fois, et je l’avais eue au téléphone 4 ou 5 fois, ce qui était amplement suffisant pour la détester.
Ce n’est pas vraiment ma patiente, mais il est facile de deviner qu’elle serait bien du genre à débarquer en consultation avec sa petite fiche bristol : côté recto les effets indésirables de tous les médicaments qu’elle a déjà essayés, côté verso la liste de tous ceux qu’elle veut que je lui « écrive ».
Mme Robert, elle gère.
Son mari n’a pas un traitement, elle lui donne un traitement.
– Qu’est ce que vous avez comme médicaments contre la douleur pour le moment, M. Robert ?
– M. Robert : J’…
– Mme Robert : Alors je lui donne un Skenan le matin et le soir, et puis un Astiksénan à midi…
D’ailleurs, son mari n’a pas un traitement, elle lui donne son traitement. A elle. Dans tous les sens du terme : celui qu’elle a pour elle, et celui qu’elle a décidé pour lui.
– … et puis un Astiksénan à midi mais pas plus parce que sinon il urine pas, et le médecin avait dit un xanax 25 mais je lui en donne 2, parce que bon, ça fait comme si il avait un 50 n’est ce pas ? Et puis la gabatenpine, j’ai arrêté parce que il tremble il tremble il tremble, alors bon, je me suis dit c’est bien la peine de lui donner des médicaments si c’est pour le rendre malade, et puis le Cortancyl j’en donne 1 au lieu de 2 parce qu’avec son rein je préfère pas. Et puis comme il supportait mieux le Diantalvic que j’avais pour mes lombaires, je lui donne en alternance avec l’Astiksénan, ça lui fait plus de bien.
Parce que M. Robert, forcément, il a tous les effets indésirables de toutes les notices de tous les médicaments.
Mme Robert, elle sait.
Tout ce qu’on lui dit, elle le savait, d’ailleurs elle l’avait dit, mais le médecin / le pharmacien / M. Robert / l’infirmière / l’hôpital n’a pas écouté.
Elle l’avait dit, que ça le faisait trop dormir l’Astiksénan, mais on lui a prescrit quand même alors elle lui donne pas.
Parce que le voir dormir dans la journée, elle supporte pas. Elle préfère quand il dort pas. Bon, il a mal, c’est vrai, mais au moins il dort pas.
Parce que « Enlever la douleur, enlever la douleur, tout le monde a que ce mot-là à la bouche, c’est bien beau, d’enlever la douleur, mais si c’est pour finir comme un légume couché toute la journée, merci bien !« .
Dit-elle.
Devant lui.
Mme Robert, elle connaît bien tout ça, d’ailleurs elle aurait pu faire infirmière, avec tout ce qu’elle a fait garde-malade.
Avant son mari, elle s’est occupée de sa mère mourante, puis de sa sœur mourante.
Alors maintenant elle commence à savoir, vous pensez. Bon, elle dit Astiksénan, parce que c’est vrai que le vrai mot est trop dur à prononcer, mais on ne peut pas lui enlever ça : elle sait.
Elle s’est occupée de tout le monde, mais « personne ne sera plus là, quand ce sera son tour à elle, quand l’autre sera mort aussi« .
Et en parlant de l’autre, elle me demande « Combien de temps ça va encore durer ce truc-là ? « .
Devant lui.
Mme Robert, elle maîtrise les outils du corps médical.
– Vous avez mal, en ce moment, M. Robert ?
– M. Robert : Je…
– Mme Robert : COMBIEN T’AS ENTRE UN ET DIX ? COMBIEN T’AS ROBERT ??? (Bon, ok, M. Robert ne s’appelle pas vraiment Robert Robert. Mais il pourrait.)
– M. Robert : J…
– Mme Robert : MAIS ALLEZ BON SANG, LE MEDECIN TE DEMANDE COMBIEN T’AS, REPONDS LUI !! … Bon… Montre où t’as mal, alors ! Montre ta stomie!
Et puis, alors que M. Robert remonte une main silencieuse le long de son flanc, elle lui tape dessus. Comme sur celle d’un enfant qu’on aurait surprise dans le bocal à cookies une heure avant le repas.
– Mais non pas là ! LA ! (s’insurge-t-elle, dirais-je si je ne voulais pas ne pas offenser la Reine Zabo *)
Ça, c’était un petit pot-pourri de nos premières rencontres.
Et puis, j’y suis retournée avant-hier.
Au grand dam de Mme Robert, qui, au téléphone, m’avait demandé à quoi ça pouvait bien servir que j’aille le voir lui pour voir comment ça allait, alors que je l’avais elle au téléphone et qu’elle me le disait, elle, comment ça allait.
Dire que c’était une visite difficile relèverait de l’euphémisme.
J’ai eu mal. Physiquement mal.
La pièce était remplie de souffrance, embrumée de douleur, palpable, étouffante.
Lui, raide comme la mort sur son petit canapé, les sourcils froncés, le visage figé, la douleur personnifiée.
Il n’était pas mourant, comprenons-nous bien. Il n’était pas en toute fin de vie, il marchait encore, il mangeait encore, il parlait encore.
Juste, il avait mal. A chaque putain de seconde qui passait.
Il gémissait de façon continue, à chaque expiration.
De temps en temps, il se redressait sur son canapé en portant la main à son torse et en étouffant un cri. Et puis il se remettait à gémir.
Je lui ai demandé, à lui, si ça faisait longtemps qu’il avait mal comme ça.
Elle, elle a dit : « Mais j’en sais rien, moi, si il a mal ! T’as mal Robert ? Réponds ! T’as mal ?? Tu parles pas, tu dis rien, tu restes là à gémir, dis le nous si t’as mal ! »
Ce type, je vous mime sa position dans le canapé en gardant un visage impassible, vous vous dites : oh, tiens, quelqu’un qui a mal.
Je vous montre sa photo, vous vous dites : oh, tiens, quelqu’un qui a mal.
Je vous l’enregistre et je vous fais écouter la cassette, vous vous dites : oh, tiens, quelqu’un qui a mal.
A un moment, il s’est mis à pleurer : « J’en ai maaaaaaaaaaaaaarre, j’en ai maaaaaaaaaaaaaarre ».
Elle a dit « Ouille ouille ouille hein ? Pauvre petit oisillon va ! » en se marrant et en lui faisant un clin d’oeil.
Et puis, allez savoir pourquoi (et si vous êtes allés savoir, venez m’expliquer), mais je la déteste moins, depuis cette visite.
Peut-être parce qu’à un moment, dans je ne sais plus quelle phrase, elle a dit « Je sais bien de quoi j’ai l’air, je sais bien que j’ai l’air d’une mégère ».
Peut-être parce que c’était tellement insupportable, ces gémissements perpétuels, que j’ai pu comprendre qu’elle ne supportait pas.
Peut-être parce qu’elle est tellement insupportable qu’elle doit faire fuir tous les médecins, et qu’il en faut bien un qui la supporte, pour que, peut-être, elle redevienne un jour supportable.
Peut-être parce que, quand on reçoit toute cette violence en pleine gueule, il faut bien en faire quelque chose.
Peut-être parce que cette femme, si je vous montre sa photo, vous ne vous dites pas « Oh, tiens, quelqu’un qui a mal », alors qu’elle gémit à l’intérieur.
Je ne sais pas.
* Pennac, La petite marchande de prose :
« Un type qui écrit des phrases du genre « Pitié ! hoqueta-t-il à reculons » (…) de quel genre de maladie prénatale souffre-t-il, Malaussène, vous pouvez me le dire ? (…) « Pitié, hoqueta-t-il à reculons« … Et pourquoi pas : « Bonjour, entra-t-il » ou « Salut, sortit-il de la pièce » ? »
Y a-t-il un médecin ?
8 octobre, 2008
TGV Paris-TrouPaumé.
Je suis réveillée en sursaut par Nicole. (Nicole, c’est la fille universelle qui cause dans les trains, dans les répondeurs de téléphone et qui me dit de faire demi-tour dès que possible dans mon GPS)
Là, Nicole veut savoir s’il y a un médecin parmi les voyageurs pour un passager malade en voiture 5.
Je fais semblant de soupirer un peu et je me lève, pour aller voir ce qui se trame du côté de la voiture 5.
Ca va sûrement me passer avec l’âge, mais je continue à trouver ça super jouissif, de se lever au milieu du train quand Nicole demande un médecin.
Pour la prochaine fois, je prévoirai une jupe à volants rouge et ma ceinture dorée.
Et puis c’est toujours fastoche, dans les trains. Des petits malaises, des petits bobos, jamais rien de grave. Enfin jusqu’ici du moins. Je croise les doigts pour que ça continue.
Parce que le jour où il faudra injecter en IV un truc en urgence à un gars qui va vraiment mal, Nicole aura intérêt à trouver un autre médecin fissa.
En plus, dans leurs trousses SNCF, qui sont soit dit en passant à peu près aussi épaisses que leurs sandwiches, à part un stéthoscope de poupée que même sans le tchoutchoutrrrrrrrrrrrKKrrrrrrrtchou du train on n’entendrait rien, y a que de l’IV.
Paracetamol IV, Spasfon IV, Primperan IV.
Ce qui est passablement idiot, étant donné que le type, si c’est d’un peu de Doliprane dont il a besoin, personne va aller s’amuser à lui faire une IV pour ça.
Bref.
Je me rends donc voiture 5, traversant majestueusement l’allée centrale, au milieu des voyageurs qui ont tous l’air de m’envoyer des pétales de roses et des palmes d’or avec les yeux.
C’est que personne ne leur a dit que j’étais infoutue de faire une IV.
Mais ça fait plaisir quand même.
Je tombe sur le contrôleur en début de voiture 4, qui a toute la panique du monde accrochée sur le visage. Il bégaie d’effroi, il met des points d’exclamation à la fin de toutes ses phrases, et moi, je suis encore un peu embrumée.
Il est accompagné d’un grand type, qui se présente : il est médecin, mais biologiste, et heuuu, ça fait longtemps qu’il n’a pas fait ça, alors heu si je peux m’en occuper, bon, lui ça l’arrange.
Je libère l’affable biologiste et me tourne vers le contrôleur désemparé.
– On a une personne qui va très très très mal !! Il faut que vous alliez la voir ! Elle est dans un état pas possible !
– …
– !!!!
– Voui, qu’est ce qui se passe ?
– Elle dit qu’elle s’est faite violer !
Rassemblant avec effort tout ce que je peux de connexions neuronales, je demande :
– Heu… Hein ???
(Oui, ça a l’air pas terrible, comme ça, mais je tiens à souligner que mon effort intense de concentration m’a permis de décider en quelques millisecondes que le moment était passablement mal choisi pour expliquer au monsieur qu’on ne dit pas « Elle s’est faiteuh violer », sauf Desproges qui a le droit parce qu’il fait exprès et parce qu’il a tous les droits, et qu’il était préférable de demander quelques précisions.)
– Oui ! Oui ! Elle dit qu’elle s’est faite violer ! Elle est dans un état pas possible !
– Heu… Mais, heu, là, dans le train ??
– Non ! Non ! A Paris ! Enfin avant !
Et là, je vous jure que c’est la vérité vraie, il ajoute :
– Il faut que vous alliez l’examiner avec la trousse de s’cours !!
Bin oui, l’examiner avec la trousse de secours, bien sûr, je vois ça d’ici… « Bonjour Mademoiselle, pourriez-vous écarter les cuisses s’il vous plaît, j’en ai pour deux minutes… »
– Bon, écoutez, je dis, d’un ton que j’essaie de faire très genre « Papa est là, maintenant, alors tout le monde va se calmer très vite avant de s’en prendre une paire », je vais aller la voir, mais à part essayer de la calmer et de la conseiller comme je pourrai, je ne vois pas bien ce que je pourrai faire de plus.
– Bin comme ça au moins vous nous direz s’il faut appeler le samu !!
– …
Je m’approche de la plateforme suivante, talonnée par le contrôleur soigneusement aggripé à ma jupe à volants rouge. Je profite de ce court répit pour essayer de prévoir ce à quoi je peux m’attendre, et ce que je vais bien pouvoir faire de tout ça.
Grosso modo, j’arrive à la conclusion qu’il y a une urgence à éliminer : grande psychotique en décompensation. Si oui : pompiers et hôpital au prochain arrêt. Toute autre situation : calmer, rassurer, et voir ce qu’on fait en fonction d’où elle va, de qui l’attend et de comment elle peut se rendre au commissariat et/ou à l’hôpital.
On finit par arriver à la plate-forme qui sépare les voitures 4 et 5, alors que le train ralentit pour s’arrêter en gare de TrouPaumé.
Elle est recroquevillée dans un coin, le menton posé sur les genoux. A première vue, comme ça, elle n’a pas l’air d’une grande psychotique en pleine décompensation. Juste d’une petite marmotte dont on aurait enfumé le terrier.
Je m’agenouille, je me mets à son niveau, je pose une main sur la sienne.
« Bonjour, (que je lui dis), je suis médecin, je viens voir… »
Je suis coupée par Nicole, qui me demande de m’éloigner avant la fermeture automatique des portes.
Je me tourne vers le contrôleur : « Mais heuuu, on repart, là ?? On ne s’arrête pas ? »
– Bin non ! Non, on ne s’arrête pas ! C’est votre arrêt ??!! Sautez ! Sautez !
Le gars, y a cinq minutes, il voulait appeler le Samu, et là, même pas il s’arrête trois minutes en gare le temps de voir ce qu’on fait.
Prise de court, j’ai sauté.
En priant pour que les amies qui m’accompagnaient aient eu la présence d’esprit de débarquer avec elles mon sac et mon manteau.
Petite marmotte, je suis désolée de t’avoir plantée là.
Gentil biologiste, je suis désolée aussi de t’avoir refilé le bébé.
Mais bon, ça m’a fait une histoire à raconter à mes copines, en échange de mon sac et de mon manteau.
L'hôpital qui se fout…
6 octobre, 2008
Ce matin, je m’encafouille avec mes lentilles.
Je les mets, et puis je me rends compte qu’il en reste une dans le boîtier, et que probablement j’ai dû ranger une lentille hier soir dans un boîtier où y en avait déjà une.
Après ça, je ne sais plus trop ce que j’ai fait. Ca va pas, elle me gêne, elle doit être vieille, toujours est-il que je finis par en prendre une nouvelle dans une jolie boîte nouvelle. Elle me gêne aussi un peu, mais je suis habituée, les nouvelles me gênent toujours un peu plus, paradoxalement, que les un peu vieilles.
Et je pars bosser en me disant que quand même, je vois beaucoup plus flou que d’habitude, et que j’ai dû m’encafouiller encore un peu plus que je ne le croyais.
Ce soir, après ma journée de boulot, je jure de ne plus jamais me moquer des filles qui arrivent aux urgences gynéco parce qu’elles ont mis deux tampons sans faire gaffe.
Parce que oui, deux lentilles sur le même oeil, c’est possible.
La force de la perversion
5 octobre, 2008
Un presque hors-sujet, que je vais me permettre pour trois excellentes raisons et demi.
– Il va être nécessaire à la compréhension d’un post que j’ai du mal à écrire, mais que je veux réussir à accoucher.
– Je vais parler du meilleur conseil qu’on m’ait donné de toute ma vie, et qui m’a sauvée bien des fois, et dont je suis persuadée qu’il mérite d’être dit.
– Si on part du principe que la médecine englobe la prévention, ce n’est peut-être pas si hors-sujet que ça.
– J’ai envie.
Le temps d’un post, donc, j’accroche ma blouse au vestiaire et j’enfile ma jupe.
Au fil du temps et de la vie, j’ai fini par me faire ma théorie toute personnelle à moi que j’ai sur le fonctionnement des pervers.
Quant à définir au préalable ce que j’appelle les pervers, c’est très simple : ce sont ceux qui fonctionnent selon ce fonctionnement. Fastoche.
Il va donc s’agir de mes pervers à moi, sans chercher à savoir ce qu’on doit mettre, ou ce qu’on peut mettre, ou pas, derrière ce mot. Question de vocabulaire et de définition personnelle : voilà une case, rangez-y ce que vous voudrez.
Mes pervers jouent avec le doute, et jouissent du malaise.
Mes pervers ne brandissent pas de couteau en hurlant « Je vais te tuer salope, et après j’irai sodomiser le cadavre d’un chiot du même sexe que moi ».
Ceux-là, ils fichent la trouille, mais ils n’angoissent pas.
C’est facile. Ils portent sur leur front l’étiquette « Fou dangereux qui peut faire du mal », et on peut aller dire : « Monsieur le policier, y a un type là-bas, il a brandi un couteau en disant qu’il allait me tuer salope ».
La force du pervers, c’est de laisser planer le doute.
C’est de faire de tout petits pas, tout petits, l’un après l’autre, en emmenant à chaque pas sa victime par la main.
A chaque pas, le pas est si petit, l’étiquette si absente, qu’on se dit « Ce n’est pas bien grave, ce n’est qu’un tout petit pas, c’est moi qui suis folle de tout prendre de travers, c’est moi qui voit le mal partout« . On doute un peu, on se sent vaguement mal à l’aise, mais on attrape la main, et on se laisse emmener sur un tout petit premier pas. Puis sur un second, puis sur un troisième. Ce sont de si petits pas, ridicules, millimétriques… Fatalement inoffensifs.
Au bout d’un petit nombre de petits pas, finit par arriver le suivant décisif, celui qui va franchir une ligne qu’on ne veut pas franchir. On voit la ligne, on prend peur, on s’arrête, on lâche la main, on se retourne et on veut faire marche arrière.
En se retournant, on découvre ahuri(e) tout le chemin qu’on a déjà parcouru, main dans la main avec l’autre. On se dit « Oh mon dieu, je l’ai laissé m’amener jusqu’ici ?? Comment refuser ce tout petit pas de plus alors que je n’ai rien dit, alors que j’ai laissé faire, alors que je l’ai encouragé tout ce chemin ? J’aurais dû réagir avant, c’est trop tard, c’est de ma faute, j’ai déjà donné mon accord « .
Et la victime est devenue complice.
Parfois même, au cours de tout ce chemin parcouru en étant vaguement mal à l’aise, en se demandant si la route mène bien là où on n’ose pas avoir raison de soupçonner qu’elle mène, on décide de faire nous-mêmes un pas de plus histoire d’en avoir le cœur net.
Et la victime est devenue coupable.
C’est redoutable d’efficacité, et c’est toute la force du pervers.
On ne peut pas aller dire « Monsieur le policier, y a un type, là-bas, il veut me faire faire un tout petit pas qui me rend vaguement mal à l’aise ».
Et de pas en pas, comme ça, l’air de rien, en sifflotant, le pervers vous isole, vous affaiblit, vous culpabilise, jusqu’à vous transformer en petite chose édentée et consentante.
Et le meilleur conseil qu’on m’ait donné de toute ma vie, la plus grande leçon de vie que j’ai reçue, je l’ai reçue de ma mère quand j’étais toute petite.
« Fais toi confiance et écoute toi. Si la personne d’en face te met mal à l’aise, et même si cette personne est un adulte, ce n’est jamais, jamais toi qui a tort. Tu as un signal d’alarme en toi, écoute le toujours quand il sonne. »
Cette idée que j’avais une alarme en moi, et qu’elle avait toujours raison, m’a permis de toujours prendre la fuite dès le premier pas.
Ce vague malaise, ce n’est pas un vague malaise. C’est mon alarme qui sonne. Et si elle sonne, c’est qu’elle a raison de sonner. Fin de l’histoire.
Aujourd’hui que je suis grande, ou presque, j’ai perdu le compte de toutes les fois où cette alarme m’a sauvée. Et je ne l’ai encore jamais entendue sonner à tort. Les rares fois où je ne l’ai pas écoutée tout de suite, parce que le pas était si minuscule que je l’ai crue déréglée, les pas suivants m’ont prouvé qu’elle avait eu raison, encore, dès le début.
Bien sûr, à l’origine, il s’agissait de me protéger contre les pervers.
Et puis je me suis rendu compte qu’elle me protégeait aussi contre les pervers-non-sexuels.
Et puis je me suis rendu compte qu’elle me servait dans plein d’autres occasions.
C’était elle qui sonnait, par exemple, face à ma manipulatresse.